Le roman judiciaire du palais de l’Ile de la Cité : entretien avec Alain Wijffels

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Reproduction d’un article paru sur l’intranet de la Direction des Services Judiciaires, le 18 novembre 2015

Gouvernance et Justice : une liaison dangereuse ? C’est par cette accroche audacieuse, celle des relations entre le pouvoir et la justice, que l’IHEJ a convié les participants à la 3ème séance du séminaire “Le roman judiciaire de l’Ile de la Cité”.

Après une introduction historique (1ère séance) puis un détour par les antipodes pour une approche comparée (2ème séance), c’est dans les fondamentaux de la gouvernance publique qu’Alain Wijffels, professeur d’histoire du droit et de droit comparé aux universités de Leyde, Louvain et Louvain-la-Neuve, a plongé l’auditoire. Une traversée dans le temps et l’Europe, initiée au Second Moyen Age à Sienne où Ambrogio Lorenzotti a peint à tout jamais les figures allégoriques du bon et du mauvais gouvernement.  Une traversée poursuivie à Venise, Regensburg, Frankfurt et Danzig qui a permis de mesurer combien la justice a toujours été liée à la gouvernance de la cité.

Le palais de l’Ile de la Cité lui-même a toujours été un lieu fort à la fois de gouvernance publique et de justice. Siège du pouvoir royal jusqu’au départ de Charles VI, il n’en a pas moins été par la suite le siège du Parlement de Paris, du Tribunal révolutionnaire comme des procès parmi les plus importants de l’Histoire de France.

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L’édifice lui-même n’est-il pas devenu en définitive, par ses ornements et ses représentations, la maison commune des régimes politiques successifs ?

Alors que le palais se videra dans moins de deux ans de partie de sa fonction judiciaire, voilà un chapitre du roman de l’Ile de la Cité qui, au-delà des soubresauts de l’histoire, n’a pas manqué de résonance dans un lieu où l’équilibre des pouvoirs trouve à s’exercer au plus haut niveau.

ENTRETIEN AVEC ALAIN WIJFFELS, professeur d’histoire du droit et de droit comparé

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Directeur de recherche au CNRS, Alain Wijffels est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés notamment aux cours suprêmes européennes ainsi que, plus récemment, d’une Introduction historique au droit, aux Presses universitaires de France.

DSJ : la contribution de la justice à la bonne gouvernance est pour vous une idée ancienne, que l’on trouve présente dans une certaine iconographie du pouvoir un peu partout en Europe. Quel enseignement peut-on en tirer pour notre justice moderne ?

A.W. :La gouvernance publique a toujours été liée, dans la culture politique occidentale, à l’idéal de la justice, mais aussi à l’articulation de cet idéal à travers l’administration de la justice. Depuis la fin de l’Ancien Régime, le principe de séparation des pouvoirs et le fondement démocratique de la souveraineté ont parfois eu pour effet de favoriser un distanciement apparent entre la justice des juges et la gouvernance politique. Pourtant, plusieurs développements, dont certains remontent à la période révolutionnaire, d’autres plus récents, illustrent que les juges, même dans les ordres juridiques d’Europe continentale, ont toujours une vocation à élaborer le droit, fût-ce en concurrence avec d’autres acteurs publics. Or, créer du droit est un acte de gouvernance publique – et politique au sens large. La culture juridique française est quelque peu ambivalente sur cette question. De plus, la question est souvent posée en des termes qui faussent exagérément le débat («gouvernement des juges»). Partant, les modalités et implications de cette participation des acteurs de l’administration de la justice à la gouvernance publique ne sont pas toujours clairement ou suffisamment exprimées. Cette situation n’est pas propice à une culture de l’état de droit dans une démocratie. Les sciences politiques en général, mais, pour les juristes, la théorie du droit, le droit comparé et l’histoire du droit plus spécifiquement, peuvent contribuer à prendre conscience du lien qui persiste entre la conception et la mise en œuvre de la bonne gouvernance publique, d’une part, et (l’administration de) la justice, de l’autre. Ma causerie à partir de quelques exemples tirés de l’iconographie politico-judiciaire s’inscrivait dans cette démarche.

DSJ : La représentation symbolique, mais aussi architecturale, peut donc contribuer à asseoir un pouvoir dans son rapport avec les autres pouvoirs, mais aussi le peuple. En quoi cela concerne-t-il la justice selon vous, et singulièrement l’histoire et le devenir du Palais de l’Ile de la Cité ?

A.W. : Il s’agit en fait de clarifier comment la gouvernance publique inclut dans ses processus décisionnels le volet ‘justice’, et, inversement, comment l’administration de la justice opère lorsqu’elle contribue à la gouvernance publique. Dans nos sociétés contemporaines, ce dernier aspect n’est pas évident, notamment à l’égard des lois adoptées par les représentants du peuple, car les juges n’ont pas de légitimité démocratique directe. L’essor des droits de l’homme ces dernières décennies (dans un dépassement de l’ancien état libéral) a rendu cette question plus aiguë encore, au-delà du débat classique sur l’état de droit : à la limite, le juge peut-il infirmer la volonté générale du peuple qui irait à l’encontre des droits de l’homme ? Cette question transcende de loin le cadre français ou européen : v. par exemple le débat aux États-Unis, même au sein de la Cour suprême fédérale. Historiquement, l’Íle de la Cité est un siège de pouvoir où, dans la plus forte tradition occidentale, cette matrice de ‘police et justice’ (qui correspond à la notion de gouvernance publique englobant à la fois le politique et l’administration de la justice) a été développée. (La cité judiciaire a-t-elle bien été retenue parmi les « lieux de mémoire » de l’histoire de France ?). C’est un symbole fort qui en plus peut se prévaloir d’une continuité dans la très longue durée — un élément important pour la conscience collective des fondements de notre société. Cette mémoire doit être maintenue, et non seulement par un regard sur le passé, mais à travers la poursuite de la pratique de la gouvernance publique dans ce même lieu. Le Palais de la Cité doit pour cela maintenir en ses murs des acteurs primordiaux de la gouvernance publique, et en particulier du volet justice. On a depuis longtemps relativisé la conception des juges comme « bouches de la loi », mais de plus en plus, les juges se sont affirmés comme des « bouches de la justice », en particulier lorsque la justice s’exprime imparfaitement dans la loi (ce qui, dans l’esprit idéaliste des Lumières, n’était guère concevable). Il n’est sans doute pas réaliste de penser que le Palais devrait abriter l’ensemble des « cours suprêmes » françaises (qui ne se qualifient d’ailleurs pas ainsi) – la Cour de cassation, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ! Mais il faudrait au moins que l’une de ces institutions y réside. La Cour de cassation a désormais une tradition de plus de deux siècles en sa faveur, les deux autres (qui expriment plus clairement le lien entre gouvernance et justice) ont pris racine dans leurs propres bâtiments…

DSJ : Toujours autour du pouvoir, quelle est pour vous la place qu’y occupent aujourd’hui les juristes ? Y a-t-il sur ce sujet des évolutions anciennes ou récentes et qu’en penser sur la place du droit dans nos sociétés contemporaines ?

A.W. : C’était le point de départ de ma causerie : parce que dans le passé, les études de droit (romain et canonique) étaient envisagées comme une formation de gestion publique, les juristes étaient appelés à conseiller le pouvoir. Deux facteurs ont érodé cette place des juristes au cœur de la gouvernance publique : d’une part l’essor des sciences sociales (les spécialistes de ces sciences étant désormais censés mieux équipés pour assurer le volet « efficacité » de la gouvernance), d’autre part l’ancrage de la seule légitimité politique (partant l’appréciation de ce qui est juste) auprès des élus dans un régime démocratique. (Le fait que les juristes ont continué à être nombreux au centre des institutions politiques démontre à mon avis davantage le poids de la tradition dans nos conceptions de la gouvernance publique, plutôt que quelque forme d’incontournabilité des juristes dans notre société contemporaine). Il me semble que la tendance générale, qui s’accentue ces dernières décennies (mais pas d’une manière univoque), consiste en une marginalisation relative des juristes dans la gouvernance publique, en particulier dans les processus décisionnels de l’Exécutif. Dans la ligne de cette marginalisation, le juriste serait graduellement réduit à un rôle de technicien, appelé à formuler en termes juridiques les décisions politiques, et il se retrouve ainsi en aval du processus décisionnel. A moins que les juristes n’acquièrent dès leur formation une maîtrise suffisante des sciences sociales, cette tendance s’accentuera vraisemblablement.