Le roman judiciaire du palais de l’Ile de la Cité : entretien avec Diane Jones

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Reproduction d’un article paru sur l’intranet de la Direction des Services Judiciaires, le 30 octobre 2015

Après une première séance consacrée à l’histoire du palais de l’Ile de la Cité et à ses mutations au cours des siècles (séance n°1), c’est à une approche comparée que l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) a convié, le 28 octobre dans la salle de la 1ère chambre de la cour d’appel de Paris, les participants au séminaire “Le roman judiciaire de l’Ile de la Cité”.

Comment gérer le changement dans un lieu historique? Que faire des anciens symboles lorsqu’ils ne correspondent plus aux conceptions modernes de la justice? Comment associer les citoyens à la rénovation de lieux souvent présents dans la mémoire collective? Que faire des épisodes les plus sombres de l’histoire? C’est à l’ensemble de ces questions et plus encore que Diane Jones* a répondu à partir de son expérience australienne et, en particulier, de la rénovation du tribunal de King Street à Sidney.

 

ENTRETIEN AVEC DIANE JONES, architecte

DSJ : Quels principes guident votre approche en tant qu’architecte australienne dans le cadre d’une intervention sur un bâtiment historique?

Diane Jones : Dans mon état, celui de Nouvelle-Galles du Sud, comme d’ailleurs dans la plupart des Etats Australiens, l’intervention sur un bâtiment dont la dimension historique est reconnue par l’Etat ou au niveau national obéit à plusieurs principes énoncés dans la loi. Ainsi, celle que l’on appelle la Charte Australienne ICOMOS ou Charte Burra de 2013, nous impose  de suivre une procédure particulière d’étude sur le bâtiment avant d’envisager tout projet de rénovation ou de réutilisation. La Charte nous oblige en effet à concevoir un document préalable appelé Conservation Management Plan (CMP) qui sera notre guide pendant tout le temps du projet, de la conception à la réalisation.

Le CMP prévoit la réalisation d’un état des lieux précis autour de valeurs particulières que l’on attribue généralement aux bâtiments historiques. Des valeurs d’esthétique, historique, scientifique, sociale et spirituelle. La qualité du bâtiment va donc être évaluée point par point en déterminant pour chacun des éléments du bâti une note allant de exceptionnel à basse (en passant bien sûr par des niveaux d’évaluation intermédiaires) au regard de chacune des valeurs énoncées dans la charte. L’évaluation la plus basse dans cette échelle va même jusqu’à désigner un élément qui en réalité va plus loin que ne présenter aucun intérêt, parce qu’il nuit plutôt ou clairement à l’ensemble du bâti.

Un certain nombre de règles auront ainsi à s’appliquer pour chaque élément du bâti en fonction de la note qui lui sera attribuée par valeur considérée, déterminant le niveau de conservation approprié et le niveau de liberté dont peut alors jouir l’architecte.

Par exemple, les éléments considérés comme nuisibles ou inappropriés pourront être retirés du bâtiment (pour être utilisés ailleurs) ou démolis, tandis que les éléménts recevant un niveau d’évaluation exceptionnel sur les valeurs considérées seront protégées au point de devoir les restaurer dans un état sinon initial, au moins optimum.

Pour chaque proposition que pourrait faire l’architecte à l’appui de son intervention sur le bâtiment historique, il est ainsi nécessaire de rédiger un document récapitulatif appelé Heritage Impact Statement (HIS) qui confronte les choix de l’architecte aux données de l’évaluation préalable (le CMP), présente des alternatives possibles, et argumente sur la pertinence des choix en réunissant tous les éléments qui pourraient être retenus comme contraires aux choix proposés, c’est-à-dire portant atteinte aux valeurs du bâtiment telles qu’évaluées dans le CMP.

DSJ : Comment, dans votre processus créatif, articulez-vous deux visions du bâtiment sur lequel vous êtes interrogée : l’une attachée au passé que l’on peut le plus souvent documenter, et l’autre projetée dans un avenir que vous devez alors imaginer ?

D.J. : Il faut dire que le travail d’un architecte qui intervient sur un bâtiment chargé d’histoire est très particulier en ce qu’il l’oblige à combiner deux dimensions apparemment contraires, celles de perpétuer le bâtiment dans son histoire tout en assurant qu’il pourra désormais répondre à des besoins très contemporains et souvent fort éloignés de ses usages ou besoins passés.

Comme dans tous les projets que nous menons – et en particulier ceux qui touchent à la justice où les changements de procédure et de rituels peuvent être significatifs et rapides – il est très important de se montrer à l’écoute, et ce, le plus tôt possible, des besoins et contraintes de toutes les parties prenantes : le commanditaire et ses éventuels consultants bien sûr, mais aussi les représentants des utilisateurs finaux. Mais j’ajouterais aussi qu’il est important d’embarquer dans le projet des chercheurs qui vont pouvoir mener des études soit très précises sur des éléments particuliers du projet en lien avec les valeurs de la charte (et relatifs à sa dimension historique justement, mais aussi environnementale, sociale ou urbanistique), soit permettre d’élaborer des scénarios pour le futur du bâtiment, de ses usages ou de son impact.

Au contraire des projets de construction neuve, il faut par contre insister sur l’extrême nécessité à ce que toutes les personnes prenant part au projet – et pas seulement les architectes – comprennent qu’elles s’inscrivent dans un continum historique et qu’elles portent une responsabilité particulière de ce fait dans les positions ou propositions soutenues en tant que co-auteur du futur de cette longue histoire.

Mais au final, je dirais qu’il faut prendre ces contraintes comme une chance et autant d’opportunités de création comme on en connaît pas de mêmes dans les projets de construction neuve.

DSJ : Lorsque vous rénovez un lieu de justice, quel est pour vous le destinataire de l’oeuvre architecturale que vous laissez parmi ses différents publics : les professionnels, les plaideurs, les citoyens plus généralement voire les générations futures ?

D.J. : En Australie, on considère généralement que le point de départ de tout bâtiment judiciaire est sa fonction d’accueil du public. C’est donc cette présence du public qui devra guider la cohérence générale du bâtiment et autour de laquelle tout le reste devra être organisé. Il est important que l’architecte et toute l’équipe du projet garde cela à l’esprit car les demandes particulières affluent bien entendu d’autres catégories de personnes. Et bien que ces demandes soient tout à fait légitimes, elles ne devront pas faire renoncer au principe de base qui est cet objectif fonctionnel d’accueil du public.

Quand on y pense, c’est une dimension essentielle des lieux de justice en particulier et de la représentation que l’on s’en fait. Un lieu citoyen où l’on comparaît publiquement et où la justice doit être vue dans la manière dont elle est rendue. Et suivant ce principe, on peut même considérer que les participants professionnels au processus judiciaire peuvent aussi être vus comme des membres de ce public citoyen à qui l’on confie un rôle et des responsabilités bien particulières. Mais dans le fond, le tribunal ou la cour de justice restent un théâtre citoyen et pour les citoyens avant tout.

En ce qui concerne les générations futures, il y a bien sûr une  responsabilité de l’architecte et de toutes les parties prenantes au projet, comme des utilisateurs, de perpétuer l’héritage dans le sens “garder une trace du passé” et ne pas compromettre des interventions ou évolutions futures non plus, c’est-à-dire ne pas figer le bâtiment historique dans le présent et arrêter brutalement son évolution à travers le temps, permettre aux générations futures de le réinterroger et de se le réapproprier comme nous nous permettons de le faire aujourd’hui.

*Diane Jones est architecte, directrice générale de PTW, un cabinet fondé en 1889 à Sydney, Australie, implanté dans différents pays d’Asie. Formée en Australie et aux Etats-Unis, Diane Jones s’est spécialisée dans la construction et la rénovation de bâtiments publics institutionnels, notamment judiciaires, et a développé une pratique spécifique dans la rénovation de lieux historiques. Elle est professeur associé à l’Université de Nouvelle-Galles du Sud et  co-fondatrice avec le Professeur David Tait du Court of the Future Network : réseau d’architectes, d’ingénieurs, urbanistes, professionnels de justice, chercheurs, de différents pays, autour des enjeux de l’architecture et de l’évolution du travail judiciaire.

Avertissement : Le texte ci-dessus est une traduction de l’interview originale en anglais