Retour sur l’affaire DSK : un éclairage culturel

Passé le premier choc, l’affaire Strauss-Kahn a permis de mettre en lumière les différences culturelles entre les justices américaine et française. Culture politico-centrée ou judiciaro-centrée, modèle aristocratique ou démocratique, catholicisme contre puritanisme : que faire de ces différences ? Le point de vue d’Antoine Garapon et Barbara Villez.

Un des tristes avantages de l’affaire Dominique Strauss-Kahn est d’avoir mis à nu – avec quelle violence – les différences culturelles entre la justice américaine et la justice française. Elle tend aux Français un miroir dans lequel ils peuvent saisir les dimensions aristocratiques, antijuridiques et catholiques de leur culture.

Culture politique vs. culture juridique

La France n’est pas une culture juridique mais plutôt politique : bien sûr le droit y est respecté mais les Français font plus spontanément confiance au pouvoir représentatif pour assurer l’égalité qu’aux juges, à la différence des Américains qui se méfient spontanément du gouvernement. L’autorisation de l’avortement et l’interdiction de la peine ne font plus débat parce que ces questions ont été tranchées par les représentants du peuple.

Dans l’esprit d’un Français, un juge ou un procureur élu, donc dépendant de son électorat, est toujours suspecté de vouloir se « payer un puissant » pour préparer la prochaine réélection voire conquérir un jour la mairie de New-York (surtout si l’accusé est étranger et Français de surcroît). Les Américains font une objection symétrique aux juges français qu’ils estiment trop près du pouvoir exécutif ; il est vrai que le parquet n’est toujours pas indépendant du pouvoir politique et beaucoup de notre magistrature pensent comme les Américains que c’est choquant. En revanche, une fois le procès confié à un juge indépendant, ce dernier assure une véritable égalité de traitement. Aux Etats-Unis, le procureur est certes indépendant, mais les riches trouvent un avantage dans une procédure qui se montre plus sensible à la fortune : choix d’un meilleur avocat, utilisation de la procédure pour exténuer son adversaire dans le contentieux civil, etc. L’acquittement d’OJ Simpson continue d’être incompréhensible pour nombre de Français.

Culture aristocratique vs. culture démocratique

Les Français ont ensuite été choqués par les images d’une personnalité politique à la sortie du commissariat de police et pendant l’audience (voire en prison) ; ils ont massivement considéré que ce traitement fut inutilement dégradant, d’autant que DSK partait en détention provisoire sans même connaître les preuves qui pesaient contre lui, ce qui n’est pas possible en France où les charges sont discutées contradictoirement tout au long du processus judiciaire. De nombreuses lois protègent en France la dignité de la personne, dont celle qui interdit de montrer une personne non condamnée avec les menottes. Il n’y a rien de plus culturel que la perception de la violence.

Pourquoi alors cette perception ? Ces images ont semblé porter une grave atteinte à l’honneur de DSK parce que la culture française est aristocratique, non qu’y survive des vrais aristocrates comme en Angleterre mais en ce qu’elle promeut une méritocratie qu’incarne à merveille Dominique Strauss-Kahn. L’honneur bien sûr existe aussi aux Etats-Unis mais il ne se loge pas dans la sauvegarde des apparences mais dans le fait d’assumer sa parole et ses actes, dans la cohérence de l’être public et de sa vie privée. Un professeur de Yale, James Whitman, a bien montré à propos du traitement pénal que les Américains considèrent que la démocratie consiste à traiter tout le monde de la même manière en s’alignant sur le bas (levelling down), le rêve révolutionnaire a poussé les Français à vouloir traiter tout le monde comme des aristocrates (levelling up).

Culture puritaine vs. culture catholique

Enfin cette affaire a délivré un message plus substantiel sur le rapport des Français à la transgression. Les Français sont plus tolérants aux manquements à la règle et moins obsédés par la chute : ainsi en temps normal, ils se préoccupent peu des frasques sexuelles des personnalités, ce qui ne veut pas dire pour autant que le viol est accepté et d’ailleurs la délinquance sexuelle qui occupe d’ailleurs un grand nombre de leurs caseloads, y est sévèrement réprimée. Cette affaire leur a donné à voir en direct la descente aux enfers d’un homme, spectacle brutal qui les a littéralement saisit d’horreur, d’autant plus que dans le climat politique actuel il incarnait un espoir de changement. La culture américaine, d’origine protestante, exige que l’individu assume ses actes. La justice française cherche à faire revenir le coupable « dans la société des hommes » alors qu’aux Etats-Unis, la justice est moins intéressée à expliquer les raisons de la faute qu’à éliminer les coupables. Les Français sont horrifiés par le taux d’incarcération aux Etats-Unis qu’ils estiment être le résultat direct d’une politique insensée de grilles de peine (comme ils ne comprennent pas que les armes à feu, responsables de tant de crimes, continuent d’être en vente libre).

Un miroir de l’extérieur

Culture politico-centrée ou judiciaro-centrée, modèle aristocratique ou modèle démocratique, catholicisme contre puritanisme : que faire de ces différences ? On pourrait se rassurer en disant que l’important pour chaque système est de correspondre à sa propre culture, mais cela serait se débarrasser à bon compte de l’interpellation qu’a délivrée cette affaire au public français. Parce que Français et Américains se réclament des mêmes valeurs, cette confrontation culturelle ne peut pas laisser indifférent. Passé le premier choc, cette affaire – nous sommes nombreux à le penser en France – pourrait bien donner aux Français une leçon de démocratie. Ce fonctionnement aristocratique freine entre autres l’accès au pouvoir des Français issus de l’immigration ; cet antijuridisme des élites envoie un bien mauvais message à un moment où le droit doit se poser une règle du jeu commune voire refonder le pacte politique ; une culture trop permissive risquerait de nous faire perdre le sens des véritables frontières morales.

Antoine Garapon et Barbara Villez