République centrafricaine : ouverture d’une deuxième enquête et interrogations sur la stratégie à suivre

Le 24 septembre 2014, le Bureau du Procureur de la CPI a annoncé l’ouverture d’une deuxième enquête en République centrafricaine (RCA) concernant des crimes présumés commis depuis 2012. Le 30 mai 2014, le Procureur de la CPI avait reçu une saisine des autorités de la République centrafricaine (télécharger ici) concernant des crimes qui auraient été commis sur le territoire de la RCA depuis le 1er aout 2012.

« La décision de passer à ce jour au stade de l’enquête découle de mes obligations juridiques au regard du traité fondateur  de la Cour, le Statut de Rome, a déclaré le Procureur Fatou Bensouda, (…) mon Bureau a rassemblé et analysé scrupuleusement les informations pertinentes émanant de diverses sources fiables. Au terme de cette analyse  indépendante et approfondie, je suis parvenue à la conclusion qu’il était justifié de procéder à une enquête. Les informations en ma possession fournissent une base raisonnable permettant de croire que la Séléka et les groupes anti-balaka ont commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, notamment le meurtre, le viol, le déplacement forcé, la persécution, le pillage, les attaques contre des missions d’aide humanitaire et le fait de faire participer des enfants âgés de moins de quinze ans à des hostilités ».

Le Bureau du Procureur n’a pas à ce stade réuni d’informations suffisantes pour déterminer si les forces armées centrafricaines (les FACA), et notamment la garde présidentielle de l’ancien président Bozizé, avaient commis des crimes de guerre entre le 1er janvier et le 23 mars 2013 (veille de la prise du pouvoir par la Séléka) mais note dans les éléments contextuels que, à partir de juin 2013, les milices anti-balaka ont commencé à s’opposer militairement aux forces de la Séléka et « se sont organisés davatange au fil des semaines et des mois suivants, en intégrant vraisemblablement un grand nombre d’anciens membres des FACA ». Bien qu’il ne soit pas tenu de le faire, le BDP a décidé « dans un souci de transparence » de rendre public son rapport (télécharger le résumé analytique). Cette situation est assignée à la Chambre préliminaire II, présidée par Mme Ekaterina Trendafilova aux côtés des juges Christine Van den Wyngaert  et Cuno Tarfusser.

L’ouverture de cette seconde enquête a été rendue publique à la veille d’une rencontre de haut-niveau consacrée à la RCA présidée, le 26 septembre 2014,  par le Secrétaire général des Nations unies.  Après la signature de l’accord de Brazzaville le 23 juillet, la nomination d’un nouveau gouvernement de transition le 24 août et le transfert de la responsabilité du maintien de la paix de l’Union africaine aux Nations unies le 15 septembre, la réunion de haut-niveau  devait préciser les prochaines étapes  du processus de paix et de  stabilisation. Y ont participé, outre la présidente Samba Panza, des représentants des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, des pays voisins de la Centrafrique, des organisations régionales et des institutions financières internationales.

Le communiqué de presse de l’ONU rapporte que « les participants ont réaffirmé la nécessité de renforcer l’appareil juridique et de lutter contre l’impunité.  Ils ont appelé les autorités centrafricaines à prendre sans délai des mesures concrètes, en adoptant notamment, en tant que priorité, la législation nécessaire pour une chambre criminelle spéciale en soutien des mesures temporaires d’urgence prévues par la résolution 2149 (2014) du Conseil de sécurité afin de poursuivre les auteurs de violations des droits de l’homme et des violations du droit international humanitaire et de promouvoir l’entente et la réconciliation nationale avec le soutien de la communauté internationale.  Ils ont également appelé les autorités de transition à poursuivre leurs efforts afin de rétablir une présence étatique dans les provinces, à travers notamment la restauration d’une administration judiciaire effective et le rétablissement de la chaîne pénale à travers le pays ». Les participants ont aussi appelé les autorités de transition à organiser des consultations au niveau local pour permettre à l’ensemble des populations, y compris celles réfugiées dans les pays voisins, de s’exprimer et « contribuer à un consensus politique élargi sur les réformes de gouvernance ».  Ils ont encouragé les autorités de transition à accélérer les préparatifs afin de tenir, dès que possible, les élections présidentielles et législatives, programmées en février 2015.

La réunion du 26 septembre réaffirme donc conjointement les impératifs de la lutte contre l’impunité et ceux de la sécurisation et de l’inclusion pour préparer les élections. Ces impératifs, bien qu’essentiellement complémentaires, peuvent pourtant apparaître sous certains aspects en tension sinon en contradiction. Pour autant, on ferait fausse route si on se contentait de reposer une énième fois  le dilemme Paix/Justice comme la seule ou la principale question de la sortie de crise ? En optant pour l’une ou l’autre – ou l’une contre l’autre – on ne dégagera pour autant une ligne stratégique cohérente et opérante. Les questions à se poser devraient plutôt concerner les modalités et les séquences de l’une et de l’autre ?

Les temporalités ne sont pas les mêmes : le calendrier électoral est fixé dans un délai resserré alors que celui de la Cour pénale internationale s’inscrit dans le long terme. Mais l’un ne vient-il pas trop tôt et l’autre trop tard ?  Car bien que le  gouvernement de transition actuel ne bénéficie que de peu – et même de moins en moins – de légitimité aux yeux des Centrafricains, ce qui rend toutes actions effectives très difficiles, on peut se demander si des élections prématurées, si leur tenue est possible, ne risquent pas de confirmer la marginalisation politique des musulmans et d’installer un gouvernement plus revanchard et moins attentifs aux recommandations internationales de réconciliation.  Ne faudrait-il pas inverser le raisonnement et plutôt que de fixer une date butoir arbitraire pour le scrutin, s’occuper d’abord, comme le suggère Jean-Marie Guéhenno pour l’International Crisis Group, de la remise en place des fondations primordiales de la vie politique, du redéploiement des services administratifs de base et de la relance économique ?

Le timing procédural de la Cour pénale internationale est par nature beaucoup plus lent et aucun jugement n’est à attendre dans les mois qui viennent – il faudra attendre plusieurs années. Bien que la demande de renvoi des autorités centrafricaines indique, comme le souligne l’examen de recevabilité du Procureur de la CPI, que le système judiciaire national n’est pas en mesure de mener à bien les enquêtes et les poursuites nécessaires sur les crimes commis dans le pays, une cellule spéciale d’enquête et d’instruction (CSEI) a été créée en avril 2014 et le 8 août 2014, un mémorandum d’accord entre l’ONU et le gouvernement centrafricain a été signé en faveur de la création d’une Cour criminelle spéciale (CCS) qui sera composée de juges centrafricains et internationaux. La mise en œuvre de cette Cour dépend de l’adoption d’une loi spécifique par Conseil national de transition (CNT) et du soutien financier des Etats qui la soutiennent.

La FIDH et ses organisations centrafricaines, porteuses de ce projet, ont reçu l’approbation de la présidente Catherine Samba-Panza. La lutte contre l’impunité est « une urgence réalisable », comme l’explique leur rapport de juin 2014 (télécharger ici)  mais elle ne concerne pas que les crimes les plus graves et les massacres. Les services policiers et judiciaires de l’Etat sont aujourd’hui quasi inexistants. La poursuite et la condamnation des auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité prendront du temps. Ne devrait-on pas sans attendre les avancées sur ce front, penser les moyens de rétablir la chaine pénale pour traiter la délinquance plus quotidienne qui, bien que moins dramatique et meurtrière, mine profondément les soubassements de la vie en société ? Il ne faut pas laisser s’accroitre le décalage, déjà perceptible, entre l’urgence d’une situation extrêmement dégradée et le temps de l’action de la justice internationale et des organisations internationales. Les solutions « toutes faites » importées de l’extérieure  ne sont pas adaptées à cette urgence. Il faudra en imaginer de nouvelles et organiser un séquençage et une articulation des processus de justice et de pacification qui permettent d’éviter les pièges de la précipitation et de l’attentisme.

Le risque tient à la fois à l’approfondissement et à l’élargissement de la crise au niveau national et régional : d’un côté, dans une RCA coupée en deux, un processus de fragmentation violente des groupes armés, déjà fortement divisés, et des camps à réunir autour de la table de négociation, et, de l’autre, aux portes entrouvertes de la RCA, le rapprochement par une cause commune et par la prise de territoires des réseaux terroristes de Boko haram, d’AQMI et des  Chebabs dans ce qui deviendrait un « Deach africain ».

La situation dans le pays continuera à faire très prochainement l’objet de publications dans le cadre du programme Justice internationale. En octobre 2014, l’IHEJ participe en effet à une mission de terrain sur les effets et les traitements des violences extrêmes dans le pays.

Joël Hubrecht
Responsable du programme Justice pénale internationale