An 3 de la révolution : la Tunisie sur la voie de la justice transitionnelle ?

IHEJ : Pourquoi a-t-il fallu plus d’une année pour que l’ANC vote un projet de loi présenté initialement en janvier 2013 par le ministre des Droits de l’homme et de la justice transitionnelle, Samir Dilou ?

Kora Andrieu : Le ministère des Droits de l’homme et de la justice transitionnelle, formé en janvier 2012, a mis en place un processus fondé sur le dialogue et le consensus, avec le lancement d’un dialogue national puis régional, mené par diverses coalitions de la société civile et avec le soutien de la communauté internationale (PNUD, HCDH, ICTJ).  En dépit des faiblesses qui lui ont été reprochées – sous-représentation des femmes, manque de participation des communautés rurales, surreprésentation des partisans du parti au pouvoir – ce processus a débouché sur une première version d’un projet de loi qui reposait sur un consensus assez large. Les participants aux sessions du dialogue organisé dans chacune des régions étaient invités à répondre à un questionnaire assez complet et précis, leur demandant leurs attentes concernant la justice transitionnelle, et le projet de loi initial du comité technique prétendait s’être basé sur ces consultations. Il contenait des innovations intéressantes, en particulier dans la meilleure prise en compte des violences et inégalités socio-économiques, et proposait une définition très large des victimes, y incluant même les régions systématiquement marginalisées par le passé, répondant bien à certaines spécificités de l’histoire de la Tunisie. Ces éléments ont été conservés dans la loi finale.

En outre, parce que le pays avait initié les révoltes du « Printemps arabe », une pression énorme pesait sur la Tunisie pour qu’elle soit un modèle de transition démocratique à travers le monde. La large présence de la communauté internationale était là pour le lui rappeler.  Il lui fallait être irréprochable aussi pour la justice transitionnelle : les membres du comité technique ont donc tous été intensivement formés, ils ont appris des expériences du Maroc, de l’Argentine, de la Pologne, de l’Afrique du Sud ou encore de l’Allemagne. Il en a résulté une loi très ambitieuse, et même trop ambitieuse sur certains aspects qu’on savait difficilement réalisables. Mais, en tous cas, la loi fait bien référence aux normes internationales, et elle ne pose pas de problèmes majeurs comme la tentative de faire passer une loi d’amnistie ou d’organiser une exclusion politique. Le ministre des Droits de l’homme et de la justice transitionnelle, bien qu’affilié au parti islamiste d’Ennahdha, a donc su respecter une certaine neutralité et conserver un rôle de coordination qui donna la primauté aux acteurs de la société civile.

Les choses se sont gâtées lorsque le gouvernement a apporté ses propres modifications en décembre 2012, solidifiant notamment l’idée de l’arbitrage pour les affaires de corruption. Certaines  organisations de la société civile qui avaient participé à l’élaboration du projet ont commencé alors à se désolidariser du processus. La dégradation du contexte politique, avec l’assassinat, en février 2013, d’un représentant de l’opposition, Chokri Belaïd, et la démission du Premier ministre, a non seulement reporté une première fois l’examen du projet de loi mais a aussi contribué à sur-politiser le dossier et à remettre en cause, aux yeux de certains acteurs, la légitimité de Samir Dilou en tant que ministre de la Justice transitionnelle. Un second assassinat politique en juillet 2013 contre le député de l’opposition Mohammed Brahmi a bouleversé une nouvelle fois le calendrier d’examen du projet de loi. Entre temps, plusieurs  blocs de députés avaient déjà rédigé leurs propres projets de loi, comme le Congrès pour la République (parti centriste du Président Marzouki) et sa loi dite d’« immunisation de la révolution », qu’il poussa avec force, mais sans succès, durant le printemps 2013. Au sein des commissions législatives préparatoires de l’ANC, des articles permettant une exclusion politique très radicale ont donc été rajoutés au projet de loi, suscitant de nouvelles inquiétudes.

IHEJ : Quelles leçons peut-on tirer des tensions et des errements de ce long processus ?

Kora Andrieu : Plus profondément, cette longue période de latence a contribué à renforcer la politisation du processus, en divisant davantage les victimes en différentes « catégories ». Ainsi un décret spécifique a-t-il été voté pour prévoir des réparations aux anciens prisonniers politiques, et un autre pour les « martyrs de la révolution ». Ces derniers étaient eux-mêmes définis de manière temporellement limitée, comme toute personne victime d’une violation commise entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011. Ce décret excluait donc les victimes du bassin minier, lors des événements de juin 2008 à Redeyef, dont beaucoup disent qu’ils sont le véritable commencement de la révolution. Ces dernières ont largement protesté pour être inclues, elles aussi, dans la définition des « martyrs de la révolution » et pouvoir donc exiger réparations. On voit bien ici que la justice transitionnelle met en jeu des interrogations fondamentales aussi bien sur le sens de l’histoire que de la mémoire collective. Les dangers liés à cette catégorisation des victimes ont bien été perçus par Pablo de Greiff, suite à sa visite officielle en Tunisie. Ce dernier insistait sur la nécessité de revenir à une approche dépolitisée, centrée sur les seules violations des droits de l’homme.

Par ailleurs, cette fragmentation a favorisé l’émergence d’une certain « concurrence » des victimes pour le moins problématique : ainsi, les victimes « gauchistes » se voient-elles souvent opposées aux victimes « islamistes”, et ces dernières ont du mal à faire accepter leur statut aux yeux de certains opposants. Le vote du décret-loi d’amnistie générale pour les anciens prisonniers politiques, dont 12 000 personnes ont bénéficié, et qui concernait, de fait, une majorité d’islamistes, a été très critiqué à cet égard, lorsque l’on a découvert que certains salafistes ou membres actuels d’Ansar al-Charia, organisation terroriste, ont été libérés grâce à ce même décret.

Par ailleurs, dans l’attente de la création de l’Instance, de multiples listes de victimes circulent, et la confusion règne encore quant à savoir quelle institution est habilitée à diffuser la liste finale des blessés et martyrs de la révolution.  Le montant alloué, de 20 000 euros pour les familles des morts, et de 3 000 euros pour les familles des blessés, a donc suscité à la fois des abus (certains les ont touchés indûment) et des manquements (certaines « vraies » victimes n’ont rien reçu, ou bien les 3 000 euros se sont avérés largement insuffisants pour des traitements intensifs à vie, par exemple pour les personnes devenues paraplégiques des suites de leurs blessures par balle). Pour réclamer le droit d’être soignées et indemnisées, ces victimes ont multiplié tout au long de l’année dernière des actes de protestation publique, certains allant jusqu’à entamer des grèves de la faim ou, devant l’indifférence à leur sort, à recourir au suicide collectif. Les anciens prisonniers politiques aussi n’ont toujours pas touché de réparations, mais certains programmes de réhabilitation professionnelle ont pu être mis en place.

Outre les réparations, les victimes demandent par ailleurs que justice soit enfin rendue : la majorité des procès militaires devant lesquels leurs dossiers ont été déférés se sont en effet terminés en non-lieu ou en acquittement, faute de preuves. Les responsables sont souvent encore bien présents dans les commissariats de police, au nez de leurs victimes, car il y eu très peu de vetting dans le secteur de la sécurité. La menace terroriste grandissante n’a pas arrangé les choses, les syndicats de police se présentant désormais en victimes, après diverses attaques commises à leur encontre durant l’année 2013. La situation s’est donc retournée : aujourd’hui les policiers ne sont plus le bras armé de la répression mais apparaissent comme des héros.

Il sera intéressant à cet égard de voir de quelle manière  le vote de la loi de justice transitionnelle, et la création d’une Instance Vérité et Dignité, pourront pallier à ces insuffisances, et peut-être rouvrir certains de ces dossiers. Notre espoir est bien que la future Instance contribuera à la fois à dé-politiser et à dé-fragmenter ce processus de justice transitionnelle en Tunisie.

Entretiens conduits et mis en forme par Joël Hubrecht, responsable du programme Justice pénale internationale et justice transitionnelle à l’IHEJ

[Les propos tenus ici n’engagent que leur auteur et ne constituent pas
une position officielle d’un organe des Nations Unies]