Cambodge : l’ambiguïté politique et touristique des lieux de mémoire

Une autre polémique sur la conception de ce musée a été la présence d’une carte du Cambodge réalisée à partir d’ossements. Elle était attribuée aux Allemands de l’Est et la réflexion selon laquelle «  des Cambodgiens ne peuvent envisager de réaliser de telles choses pour des raisons culturelles » était très répandue, y compris chez des universitaires. En fait, l’auteur en est encore Vann Nath. Représenter le Cambodge des Khmers rouges dans ce musée était pour lui une véritable obsession. C’est alors qu’il décida un jour de collecter avec trois rescapés de S21 des ossements dans toutes les provinces du Cambodge pour montrer que le Kampuchea démocratique de Pol Pot n’était qu’ « un immense charnier ». Il avait décidé de peindre en rouge le Mékong et le Tonle Sap pour rappeler combien ces deux fleuves avaient charrié de corps.

Ce lieu, dans la simplicité de sa conception initiale – les trois salles de photos, les peintures de Vann Nath, des objets ayant servi à la torture – était à la fois un lieu de recueillement et un lieu de mémoire avant d’être un musée. En revanche, les salles d’archives furent fermées rapidement pour des raisons de sécurité afin d’empêcher toute tentative de destruction et de vol. C’est grâce à ces archives que Rithy Panh a pu réaliser son travail cinématographique sur S21.

L’interrogatoire © Vann Nath

Comme pour Choeung Ek, ce lieu a bien entendu servi de propagande pour le nouveau gouvernement et son allié vietnamien. Des manifestations politiques ont été organisées par le pouvoir, notamment la journée de la haine déjà évoquée. Peu de Cambodgiens se sont alors rendus à S21, une épreuve parfois insurmontable pour les visiteurs, de peur d’être confrontés à l’image d’un parent ou d’un ami.

La muséification de S21 est intervenue dans les années 2000, après les accords de Paris, et la  scénographie, confiée à des anglo-saxons : suppression des murs de photos pour de nouveaux tirages encadrés, mise en scène concernant certains objets de torture ainsi que les peintures de Vann Nath, la suppression de la carte conçue par même artiste…Aujourd’hui d’autres travaux sont en cours pour la construction d’un parking, la modification de l’accès au site. Des Cambodgiens disent clairement qu’il faut préserver l’authenticité de ce lieu et que le moderniser risque de l’aseptiser. D’autres évoquent les dangers d’une rénovation trop importante et d’une commercialisation agressive qui déshumaniserait ce lieu et irait à l’encontre du but poursuivi.

Les films de Rithy Panh et le procès de Douch ont fait connaitre mondialement ce lieu définitivement entré dans l’histoire. Désormais les enseignants cambodgiens ont compris l’importance d’emmener leurs élèves à S21 où ils rencontrent très souvent Chum Mey, l’un des deux rescapés encore en vie. Mais le « développement touristique » de S21 est une véritable menace avec l’apparition de petits commerces d’objets ou de boissons dans l’une des cours de l’ancien lycée.

Le procès de Douch, un nouveau rapport à la mémoire

Ce lieu a été souvent menacé dans son existence par l’ambigüité des dirigeants. Ainsi le roi Norodom Sihanouk, lorsqu’il est remonté sur le trône,  s’est interrogé sur l’opportunité de ces sites multiples, préconisant, pour sa part, un seul lieu sous la forme d’un musée à construire et d’un immense stuppa dans lequel auraient été recueillies les cendres des victimes des Khmers rouges. Cette suggestion a provoqué un vif débat et Sihanouk s’est ensuite abstenu de toute déclaration. Aucune visite royale n’a été envisagée à Choeunk Ek ou à S21.

Le procès de Douch a provoqué un choc dans la société cambodgienne. Plus de 100 000 cambodgiens se sont déjà rendus au tribunal pour assister à une audience de son procès ou du deuxième procès consacré aux cas de Khieu Samphan, l’ancien président du Kampuchea Démocratique, du numéro 2 du régime Noun Chea, et du ministre des Affaires étrangères Ieng Sary. Des dizaines de milliers de paysans ont assisté aux audiences grâce à l’aide fournie pour le déplacement. Dans un premier temps, les nouvelles générations cambodgiennes qui affichaient un réel scepticisme quant aux épreuves subies par leurs parents ou grands parents ont pris conscience de leurs souffrances.

Les paysans ont compris que le procès dont ils voyaient les images avec méfiance sur les écrans de télévision avait bien lieu, que Duch était bien vivant, qu’il comparaissait vraiment devant le tribunal. La parole s’est libérée chez ceux qui portaient le poids terrible de se sentir complice de Pol Pot qui les avait instrumentalisés pour aboutir à ses fins, « la destruction, l’élimination », pour reprendre les termes khmers rouges, de toute une partie de la population cambodgienne. C’est lors du procès de Douch que le rapport à la mémoire s’est modifié au sein de la société cambodgienne. La construction du récit de la période khmère rouge par les Cambodgiens eux-mêmes a véritablement commencé – hormis le travail cinématographique de Rithy Panh – après ce premier procès d’un responsable khmer rouge.

Si les Cambodgiens parvenaient à se réapproprier les lieux évoqués, ils leur redonneraient une vocation mémorielle face aux risques de dévoiement touristique. Cela pourrait déjà passer par la dénomination appropriée du centre d’extermination qui s’appelle toujours « le musée du génocide Tuol Sleng » sans la mention de S21. Tous ces lieux pourraient prendre leur véritable dimension en accompagnant une libération de la parole face à l’histoire et à la mémoire.

On peut citer à cet égard l’initiative de Rithy Panh qui a créé le centre Bophana. Il s’agit d’un lieu situé au cœur de Phnom Penh ouvert à tous et où l’on peut consulter gratuitement des archives en ligne sur l’ensemble de l’histoire du Cambodge, y compris la période de Pol Pot. Si à l’ouverture, il y a cinq ans, c’étaient surtout des visiteurs occidentaux qui occupaient les écrans, ce sont maintenant les Cambodgiens qui se sont emparés du lieu. Parmi eux, beaucoup de jeunes.

James Burnet