Flottille de Gaza : le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale clôt le dossier

Le 6 novembre dernier, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale a rendu ses conclusions concernant l’ouverture d’une enquête préliminaire visant le raid israélien opéré le 31 mai 2010 sur une flottille humanitaire battant pavillon comorien qui se dirigeait vers la bande de Gaza.

Après avoir effectué « une analyse approfondie en fait et en droit » des renseignements mis à sa disposition et pris en compte « tous les facteurs pertinents », le Bureau a estimé que si l’on pouvait raisonnablement penser que des crimes de guerre relevant de la compétence de la Cour avaient été commis sur l’un des navires en cause, le Mavi Marmara, il a conclu en revanche qu’ils n’étaient pas « suffisamment graves » pour que la Cour y donne suite, conformément au critère établi à l’article 17-1-d du Statut de Rome, un critère qui suppose également que le juridiction « doit avant tout se concentrer sur les crimes de guerre commis à grande échelle ou dans la poursuite d’un plan ou d’une politique » (télécharger le résumé analytique du rapport)

Au regard du Statut, l’Etat qui défère une situation, dans le cas présent l’Union des Comores, a le droit, en vertu de l’article 53-3-a du Statut, de demander aux juges de réexaminer la décision prise de ne pas ouvrir d’enquête. Par ailleurs, le Bureau lui-même pourra revoir ses conclusions à la lumière de faits ou d’éléments nouveaux.

Rappel des faits

Le 14 mai 2013, le Bureau du Procureur a annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire après avoir reçu un renvoi de l’Union des Comores, État Partie au Statut de Rome depuis le 18 août 2006, portant sur l’interception, le 31 mai 2010, par les forces de défense israéliennes d’une flottille humanitaire, la Gaza Freedom Flotilla, qui se dirigeait vers la bande de Gaza.

La Gaza Freedom Flotilla avait été affrétée par le mouvement Free Gaza, créé en opposition au blocus maritime imposé par Israël à partir de janvier 2009 au large des côtes de la bande de Gaza qui faisait partie d’un plan plus large visant à imposer un embargo sur les déplacements et les échanges commerciaux à destination et en provenance de la bande de Gaza, suite à la victoire du Hamas aux élections de 2006 et à l’extension de son contrôle en 2007.

La flottille était composée de huit navires, avec à leur bord 700 passagers d’une quarantaine de pays, l’objectif déclaré étant d’apporter de l’aide à Gaza, de briser le blocus israélien et d’attirer l’attention de la communauté internationale sur la situation de cette zone et sur les conséquences du blocus.

Interceptés à 64 nautiques de la zone du blocus, six navires sont arraisonnés par les forces de défense israéliennes qui en prennent le contrôle, une opération qui cause la mort de dix passagers à bord du Mavi Marmara, neuf ressortissants turcs et une personne de nationalité turco-américaine. La situation a fait l’objet d’une Mission d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui a rendu son rapport en septembre 2010, et d’une enquête réalisée par un panel d’experts nommé par le Secrétaire général des Nations Unies, qui a publié son rapport en septembre 2011. Les gouvernements turc et israélien ont également mené leur propre enquête.

La compétence de la Cour

Pour prendre sa décision, le Bureau a dû d’abord déterminer si la situation qui lui était soumise répond aux critères juridiques fixés par le Statut de Rome dans les alinéas a) à c) de son article 53-1. En vue de déterminer s’il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête sur la situation, le Procureur examine la question de la compétence (ratione temporis, ratione materiae et ratione loci ou ratione personae), celle de la recevabilité (complémentarité et gravité) et les intérêts de la justice. Il convient de rappeler que le Bureau ne dispose pas de pouvoirs d’enquête au stade de l’enquête préliminaire et ne peut recueillir lui-même d’éléments de preuve. Les analyses et conclusions du Bureau se sont fondées sur les éléments et documents communiqués à l’appui du renvoi – à l’instar, notamment, des rapports publiés par les quatre commissions qui s’étaient intéressées aux événements du 31 mai 2010 – qui proviennent de « sources publiques et autres sources fiables ».

Le Bureau a dans un premier temps estimé que les critères de compétence étaient satisfaits : compétence territoriale – trois des navires de la flottille battant pavillon d’Etats Parties : le Mavi Marmara (Union des Comores), le Rachel Corrie (Cambodge) et l’Eleftheri Mesogios/Sofia (Grèce) ; compétence temporelle – les événements étant intervenus postérieurement à la ratification du Statut de Rome par l’Union des Comores, le Cambodge et la Grèce ; compétence matérielle – la situation à Gaza, au regard de la poursuite de l’occupation militaire exercée par Israël, pouvant être analysée dans le cadre d’un conflit armé international. En outre, la légalité du blocus maritime imposé à ce territoire faisant l’objet de « controverses », le Bureau ne s’est lui-même pas prononcé sur cette question, mais effectué son analyse en tenant compte des deux hypothèses, à savoir que le blocus était légalement fondé ou non.

Les informations disponibles ont permis au Bureau d’estimer qu’il existait une base raisonnable de croire que des crimes de guerre avaient été commis à bord du Mavi Marmara lors de l’interception de la flottille, à savoir 1) l’homicide intentionnel au titre de l’article 8-2-a-i ; 2) le fait de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé, au titre de l’article 8-2-a-iii ; et 3) les atteintes à la dignité de la personne au titre de l’article 8-2-b-xxi du Statut. Le Bureau prend également soin de préciser qu’il ne convient pas, au stade de l’examen préliminaire, de se prononcer sur la question de la légitime défense, considérée, au regard du Statut de Rome, comme un motif d’exonération de la responsabilité pénale, mais au stade de l’enquête puis du procès.

La recevabilité de l’affaire

Le Bureau s’est attaché à apprécier la gravité des crimes, en tenant compte à la fois d’aspects quantitatifs et qualitatifs. Il s’est fondé en particulier sur la norme 29-2 du Règlement du Bureau, qui prend en considération « l’échelle, la nature, le mode opératoire et l’impact des crimes », sans perdre de vue les affaires éventuelles qui pourraient être engagées à l’issue de l’enquête. Il se fonde également sur les termes de l’article 8-1 du Statut de Rome, qui stipule que « la Cour a compétence à l’égard des crimes de guerre, en particulier lorsque ces crimes s’inscrivent dans le cadre d’un plan ou d’une politique ou lorsqu’ils font partie d’une série de crimes analogues commis sur une grande échelle » et sur ceux de l’article 17-1-d qui indiquent qu’une affaire est jugée irrecevable lorsqu’elle n’est pas suffisamment grave pour que la Cour y donne suite.

A la lumière de ces différents éléments, le Bureau est parvenu à la conclusion que tel était le cas dans la présente affaire, sur la base de plusieurs paramètres d’évaluation : d’une part la « portée limitée de la situation en cause », concernant une « série d’événements restreints » et un « faible nombre de victimes » à partir desquels la compétence territoriale de la Cour ne pourrait en outre être étendue aux faits qui se seraient produits ultérieurement et en dehors des trois navires susnommés. Les éventuelles affaires qui pourraient en découler comporteraient de ce fait « peu de facteurs de pondération qualitatifs » ; d’autre part, et bien que l’interception de la flottille se soit produite dans le cadre du conflit qui oppose Israël au Hamas, l’absence de compétence de la Cour quant à d’autres crimes présumés commis dans ce contexte.

La question du dossier palestinien devant la CPI

Cette décision concernant les événements qui se sont produits à bord du Mavi Marmara s’insère en effet dans le contexte plus général du débat qui entoure une possible enquête de la Cour sur les crimes commis dans le cadre du conflit israélo-palestinien. A cet égard, la Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a jugé utile de procéder à une mise en point concernant la position de la Cour, à l’occasion d’une déclaration publiée le 29 août 2014 dans le journal britannique The Guardian sous le titre « The Truth about the ICC and Gaza », peu après mise en ligne sur le site Internet de la Cour et qui « rejette catégoriquement » l’allégation selon laquelle la Cour aurait « systématiquement évité d’ouvrir une enquête sur les crimes de guerre présumés commis à Gaza en raison de pressions politiques ».

La Procureure rappelle entre autres que bien que la Palestine se soit vue octroyer le statut d’ « Etat non membre observateur » par l’Assemblée générale de l’ONU le 29 novembre 2012, elle n’a à ce jour pas adhéré au Statut de Rome ni déposé de déclaration acceptant la compétence de la Cour au titre de l’article 12-3, une décision qui fait toujours l’objet d’un « processus de consultation interne » entamé par les dirigeants palestiniens. Elle estime également que la position de certains juristes, « qui prétendent que des règles fondamentales de compétence peuvent faire l’objet d’une interprétation libérale et sélective du Statut de Rome » et qui « semblent ainsi affirmer que, l’objet et la finalité de la CPI étant de mettre un terme à l’impunité pour les crimes de masse, la Cour devrait intervenir, même lorsque des paramètres clairs relatifs à sa compétence ne sont pas satisfaits », n’est pas « respectueuse des principes du droit et ne permet pas de jeter les bases d’une action judiciaire responsable ».

Isabelle Tallec
Chargée de mission Justice pénale internationale