Procès Katanga (CPI) : Vivre dans le “combattantisme”, une analyse anthropologique d’Elisabeth Claverie

Quel regard une anthropologue et sociologue peut-elle porter sur les activités de la justice pénale internationale ? Elisabeth Claverie, de l’Institut des sciences sociales du politique (université Paris-Ouest Nanterre/CNRS) développe depuis plusieurs années une passionnante « anthropologie politique de justice », couplée à une « anthropologie de la violence » et « du religieux », pour analyser sous le prisme des sciences humaines « ce que le Droit fait à la Guerre et ce que la Guerre fait au Droit ».

Dans un article publié dans le n°65 de la revue Terrain ( http://terrain.revues.org/15850 ), elle se penche sur les débuts guerriers du milicien congolais Germain Katanga, chef d’un groupe d’autodéfense – la Force de résistance patriotique de l’Ituri – entre 2003 et 2004 avant une éphémère promotion, de quelques mois, comme major dans l’armée nationale de la République démocratique du Congo. Comment cet homme est-il « entré » dans cet état qu’il appelle le “combattantisme” et qui lui fit commettre de nombreux crimes ? De nombreux crimes, dont en particulier celui d’une attaque meurtrière contre le village de Bogoro le 24 février 2003 qui lui valurent d’être inculpé par la CPI et extradé en octobre 2007 à la Haye pour crime de guerres et crimes contre l’humanité. Son procès a débuté le 24 novembre 2009. Le jugement, prononcé le 7 mars 2014, le déclara coupable de complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, le condamnant à 12 années d’emprisonnement.

L’analyse d’Elisabeth Claverie, qui se concentre donc sur ce moment particulier de bascule dans la lutte armée,  s’appuie sur une enquête de terrain réalisée à l’intérieur de l’une des chambres de jugement de la CPI, à l’écoute de l’accusé et de ses juges, et à la mise en parallèle avec ses études sur les conflits armés. Commentant l’ampleur de la militarisation de la population dans la région du Kivu et de l’Ituri depuis au moins 1998 ainsi que la perpétuation de la violence des groupes armés, l’auteure met en avant le contexte, et « l’environnement social », dans lequel un tel criminel a pu naître, celui de la « région des Grands Lacs » dont l’appellation est devenue le symbole d’une « accumulation criminelle ».

Elisabeth Claverie souligne la prégnance de récits mythiques tirés de la répartition/opposition entre éleveurs et agriculteurs. A l’origine du conflit, dans une région riche en mines d’or et de coltan ainsi qu’ en pétrole, se trouverait donc l’ambition des Hema, historiquement privilégiés par les colonisateurs belges, d’accaparer les territoires de tout l’est de la RDC, pour leurs troupeaux, pour leur propre compte ou pour celui de leur Président. Face à ceux qui ont réussi à faire valoir des actes de propriétés hérités de la décolonisation, les Lendu, groupe auquel appartient Katanga, n’auraient à opposer que des droits collectifs coutumiers. C’est cette querelle foncière historique que Germain Katanga met en avant au cours de son procès, mythe « sans cesse réactivé par les entrepreneurs politiques de la région ». Avec l’installation comme force d’occupation de l’armée ougandaise en Ituri, soutien des Hema le conflit prend, au tournant des années 2000, une dimension « ultraviolente ».

Germain Katanga fut membre des groupes de plus en plus organisés qui défendaient la collectivité de Walendu-Bindi contre les incursions de l’armée ougandaise, incursions toujours plus destructrices à partir de 1999. Il s’y fait une place grâce à sa connaissance des armes acquise lors de sa formation militaire et sa maîtrise du swahili local et du lingala (deux des quatre langues du pays, à côté du français, qui constitue la langue officielle). L’attaque en 2001 de la coopérative Codeco, cruciale pour la région, pousse ces groupes d’autodéfense à s’organiser en groupe de « combattants », sous l’influence de féticheurs à l’autorité immense. Malgré l’interdit touchant notamment au viol et au pillage des villages, ces combattants commirent de nombreuses exactions. Les combats d’alors furent initiatiques pour Katanga qui y obtint sa renommée de belligérant prenant son indépendance par rapport aux autorités coutumières tout en se parant des bénédictions traditionnelles et familiales l’autorisant à combattre. Un des arguments qu’il avance pour justifier son absence lors de certains massacres dont il est accusé est tiré de l’interdiction par les fétiches de combattre tel ou tel jour, croyance respectée par les guerriers.

De fait dans son article E. Claverie nous montre bien comment les répertoires de la croyance, de la tradition et la construction d’une mythologie s’entrelacent avec la mise en œuvre de la violence à grande échelle, dans des conditions de grande difficulté sociale et de délitement de l’Etat. Cet éclairage de l’ethnologue sur des liens inextricables et complexes permet de comprendre la difficulté du travail  de la Cour à déchiffrer la genèse puis à juger de tels crimes.

Dans le cas du procès Katanga, le poids de ces autorités non-militaires a été un point crucial, qui a contribué à la requalification des charges contre Katanga en terme de « complicité ». Comme le notait le juge Bruno Cotte dans un entretien publié par l’IHEJ : « La chambre doit en effet avoir une connaissance très approfondie des faits et du contexte dans lequel ils se sont déroulés, et c’est en cela que la possession d’un dossier minimal avant que ne commencent les débats me paraît indispensable. (…) La chambre que je présidais s’est donc efforcée, pour ce faire, de s’assurer le concours de personnes aptes à lui apporter les connaissances d’ordre sociologique, historique, démographique, anthropologique qu’elle n’avait pas.Cela lui a incontestablement permis de poser des questions mieux « ciblées », plus utiles en particulier pour tout ce qui avait trait à l’environnement culturel, confessionnel et spirituel des accusés. Dans cette région, où le rôle des chefs spirituels est majeur, il était nécessaire à mon sens, de bien saisir ce contexte afin, par exemple, de déterminer si les accusés obéissaient d’abord à leur chef spirituel, voire à un féticheur, ou au supérieur hiérarchique classique. Cette démarche et les réponses ainsi obtenues ont certainement été autant utiles aux parties qu’aux trois juges. Et ce type d’approche mériterait d’être retenu par chacune des chambres de jugement. »

L’article d’Elisabeth Claverie peut être lu dans son intégralité sur le site de la revue Terrain

Auteur : Hélène Calame pour l’IHEJ