Une justice reconstitutive pour surmonter les crimes de masse

A partir de cette conception théorique, le rapport tente, dans un deuxième temps, d’identifier, de façon pragmatique et factuelle, les principaux moments, acteurs et  domaines d’action des processus de justice transitionnelle :

–          Des moments : cela concerne aussi bien les enjeux sur la délimitation des mandats de la justice (avec le risque du deux poids/deux mesures) que sur le moment où elle sera rendue (la justice tend de plus en plus à être activée en temps réel dans le conflit encore en cours). Cette question est aussi omniprésente parce que le temps est la matière même de cette justice qui met en scène le passé pour représenter l’avenir. Deux formes de justice, bien qu’imbriquées, devraient être davantage distinguées entre la période de sortie du conflit, la justice en état de transition, et celle du travail mémoriel.

–          Des acteurs : le rapport plaide pour une large ouverture vers la société civile tant dans la place faite aux victimes que dans le rôle reconnu des ONG, mais également des femmes, des religieux et des médias. Il ne s’agit pas d’idéaliser une « société civile » qui, à l’instar de « la communauté internationale », n’existe pas en tant que tel mais de renforcer la coordination sur le terrain de la pluralité des acteurs et des projets. L’identification des interlocuteurs, notamment locaux, et la recherche d’une coopération commune dans le respect de l’indépendance de chacun, au premier rang desquelles celle des acteurs des acteurs judiciaires, est un enjeu crucial. Le rapport en souligne les bénéfices et les risques. L’investissement ne se réduit pas à la consolidation des contre-pouvoirs indispensables à toute transition démocratique mais aussi à la reconstruction des pouvoirs étatiques et institutionnels. Ainsi la justice transitionnelle participe de la reconstruction interne des états quand la justice pénale internationale contribue à leur réhabilitation au niveau international.

–           Des domaines, notamment celui de la réforme des institutions,  des forces militaires et de sécurité, du  développement et des politiques mémorielles. Le rapport met en lumière les évolutions récentes, perceptible notamment dans le sillage des révolutions arabes,  des processus de justice de transition.

Il en ressort une approche plurielle et dynamique qui, selon les auteurs du rapport, pourrait guider l’action diplomatique et que  l’on peut caractériser ainsi :

–          Elle est inductive, pragmatique et inventive. A l’instar de la méthodologie suivie dans le séminaire, il vaut mieux partir des problèmes concrets plutôt que des objectifs lointains et théoriques (réconciliation, Etat de droit, vérité….). Il s’agit d’une part de pousser une réflexion  pragmatique et plus opérationnelle et d’autre part d’éviter les fréquentes déceptions générées par les attentes immenses et souvent disproportionnées placées dans les processus de justice transitionnelle. Adopter une démarche réaliste quant aux limites, aux échecs et aux tentatives d’instrumentalisation de la justice n’empêche pas de se montrer  volontariste et ambitieux, prérequis indispensable. Mais l’angle d’approche se déplace. Le processus devient plus important que « la solution ». Les cas d’étude mentionnés dans le rapport démontrent également que chaque situation requiert des procédures singulières parfois inédites et non duplicables. La recherche d’une doctrine n’implique donc pas l’enfermement dans des modèles figés d’action, au contraire.

–          Elle est systémique et inclusive. Si le lien avec les victimes directes des crimes considérés doit être maintenu comme le fil conducteur des politiques de justice transitionnelles, le rapport plaide pour une vision élargie : la justice transitionnelle ne se réduit pas au CVR et la justice pénale internationale à ses quelques procès. Le rapport, au travers des secteurs clés et des acteurs de la transition qu’il met en avant, encourage la diplomatie à décloisonner ses secteurs d’action. Il ne s’agit pas pour autant d’adopter une vision holistique (avec une vision harmonieuse de l’ensemble des actions entreprises et une appréciation en forme de « tout ou rien ») ni de brouiller les rôles respectifs de chacun. Il s’agit par contre de mieux articuler les différents domaines d’action, de combiner ces nouveaux instruments avec d’autres instruments (responsabilité de protéger, sanctions internationales, aide au développement, etc.), de renforcer les collaborations tout en respectant l’indépendance de la justice.

–          Elle est séquencée et s’inscrit dans la durée. Le séquençage promu dans le cadre de nos travaux ne se fait pas entre les domaines d’action, par exemple entre justice et paix ou entre justice et développement, mais entre les types d’action qui peuvent être entrepris dans chaque domaine. Ce séquençage n’a de sens que s’il repose sur des actions conduites dans la durée.

–          Elle est française mais aussi décentrée et européenne : le rapport souligne les spécificités culturelles et les traditions juridiques que la diplomatie française devrait avoir à cœur de défendre. Il s’agit de défendre cette diversité  et notre spécificité dans le cadre non seulement des relations internationales mais d’une scène  universelle. Le statut de Rome a créé un système hybride. Nous devons donc faire l’effort non seulement de partir du terrain, de quitter une position surplombante, mais de nous décentrer pour percevoir le sens que les autres cultures donnent à la justice. Les juridictions internationales et les mécanismes de justice transitionnelle sont pour la diplomatie française une nouvelle manière de « faire monde ». Le rôle des Etats reste déterminant et la voix de la France, de par sa position au Conseil de sécurité, dans l’espace francophone, par la richesse de son tissu diplomatique dans le monde, peut peser et porter. Cette place unique n’est pas solitaire. Le rapport souligne l’importance d’inscrire son action dans le cadre de celle de l’Europe.

Antoine Garapon
Secrétaire général de l’IHEJ

Joël Hubrecht
Responsable du programme Justice pénale internationale et justice transitionnelle 

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