La mémoire contre l’impunité : les propositions d’Impunity Watch

Première étape d’un ambitieux programme visant à mettre les projets mémoriels au cœur des processus post-conflits, le rapport de l’ONG Impunity Watch donne la parole aux acteurs de la justice transitionnelle. Une approche interdisciplinaire également privilégiée par l’IHEJ.

Le rapport « Understanding the role of memory initiatives in communities struggling with impunity », publié en juin 2011 par l’ONG Impunity Watch [1], est la première étape d’un programme ambitieux qui vise à mettre les projets mémoriels [2] au cœur des processus post-conflits.

Le Memorialisation Project, mis en place en collaboration avec la Maison d’Anne Frank, s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire qui consiste à créer un espace d’échange de connaissances, d’analyses et d’expériences entre les différents acteurs (chercheurs, praticiens, fonctionnaires internationaux, membres d’ONG…) intervenant dans le champ de la justice transitionnelle et l’élaboration de projets mémoriels.

Il défend l’idée selon laquelle de telles initiatives jouent un rôle fondamental pour rompre avec la culture du silence qui entoure l’impunité. Au-delà du rôle de réparation collective et symbolique  qui leur est généralement attribué, il apparaît comme nécessaire de les intégrer dans une démarche holiste de justice transitionnelle.

Outre ce premier rapport, qui fait la synthèse d’une série de trois débats organisée aux Pays-Bas rassemblant des experts, des professionnels et des étudiants, le projet comprend l’analyse comparée, récemment publiée, de cinq situations dans lesquelles ont été étudiées les politiques et initiatives mémorielles (Cambodge, Bosnie Herzégovine, Guatemala, Afrique du Sud, Burundi [3]), ainsi que l’organisation d’un débat international qui se tiendra à Phnom Penh, au Cambodge du 25 au 29 septembre prochains.

L’ambition n’est pas de figer un modèle. En s’appuyant sur ces études comparatives et sur les échanges entre les acteurs impliqués, le projet a pour objectif de développer une analyse des conditions considérées comme indispensables à la réussite des projets mémoriels, et de formuler des recommandations à destination des organisations de la société civile.

Pour la construction d’une mémoire collective

Pour Impunity Watch, les organisations de la société civile doivent en effet tenir un rôle pivot dans la gestion de la mémoire après un conflit. Or, l’idée qui émerge des discussions est qu’il n’est pas possible de tirer une interprétation unique des faits dans une société, par définition divisée à la sortie d’un conflit. Plutôt qu’une « mémoire commune», c’est  la formulation d’une « mémoire collective», essentielle dans l’élaboration des projets mémoriels et résultant d’une négociation entre les acteurs, qui doit donc être privilégiée. Cette mémoire n’est pas figée mais dynamique car elle est le fruit d’une construction sociale dans laquelle le symbolique, voire la personnalisation, peuvent jouer un rôle considérable. Une mémoire « plurielle » qui doit être prise en compte pour offrir un espace de discussion, d’interrogation autour du passé, dans lequel  les organisations de la société civile peuvent jouer un rôle fondamental car elles sont à même de représenter la diversité des groupes de la société. Les bailleurs de fonds internationaux sont donc invités à appuyer politiquement et financièrement ces organisations dans leur démarche.

Au-delà, le rapport considère que les organisations de la société civile doivent également faire office de « chien de garde » face au risque d’imposition par l’Etat d’une histoire tronquée et manipulée. Sur ce point, on peut regretter le fait qu’il fasse l’économie de la définition précise, en amont, de cette « société civile ». L’utilisation du terme laisse entendre la présence d’un corps unifié et homogène. Or, une société qui sort d’un conflit est, par définition, clivée.

Le rôle nécessaire de l’Etat

Par ailleurs, le rôle de l’Etat n’est pas véritablement évoqué dans le rapport sinon par le biais d’une opposition entre le travail de la société civile et la stratégie dite de « top down » (du haut vers le bas), dans le cadre d’un processus impulsé par l’Etat. Cette réticence à octroyer une place à l’État est principalement illustrée par l’exemple du Rwanda dont le gouvernement, selon Impunity Watch, a exploité les projets mémoriels à des fins politiques. Or, sans minimiser la portée de cet exemple, on peut mettre en garde contre cette opposition systématique et lui préférer une réflexion sur un éventuel rôle « positif » que pourrait jouer l’Etat dans l’élaboration de ces projets. En effet, si dans les années 1990, la notion de société civile a été mobilisée comme réponse à la défaillance de l’Etat, sa domination arbitraire ou ses ambitions intrusives, le rôle de celui-ci est aujourd’hui reconnu comme nécessaire par les bailleurs internationaux via le principe d’« appropriation ».[4]

Il faut en outre se préserver d’une logique qui, poussée à l’extrême, risque de conduire à une vision dichotomique entre, d’un côté, une  vision idéalisée et normative de la société civile [5], considérée comme un corps homogène sans  visée politique et qui ignore les logiques idéologiques [6] et, de l’autre, un État qui ne cherche qu’à imposer « sa » version de l’histoire. Souscrire à une telle opposition risquerait de délégitimer l’Etat, et par là d’affaiblir la reconstruction institutionnelle ou même de bloquer le processus de démocratisation engagé.[7]

Les Research Brief Reports des pays étudiés donnent une place plus prégnante à l’analyse des politiques gouvernementales dans ce domaine. A partir de  l’analyse comparative de ces expériences, il serait intéressant de s’interroger sur l’intégration de l’Etat dans l’élaboration des projets mémoriels, notamment lorsque le gouvernement est le résultat d’une élection démocratique.

Avec pour ambition de peser sur la prise de décision publique, Impunity Watch semble à l’inverse soutenir la stratégie « bottom up », qu’elle définit comme un lobbying concurrentiel auprès des représentants étatiques pour faire prévaloir les recommandations formulées. Dans le cadre de cette démarche, l’analyse de la dimension politique que contiennent les projets mémoriels et le rôle de ceux-ci dans la reformulation du contrat social parait indispensable. Il serait alors souhaitable d’intégrer comme objet d’étude à part entière les concepteurs des projets mémoriels : quels types d’acteurs, d’intérêts, de rapports de forces interviennent dans la conception de ceux-ci ?

Considérer que les organisations de la société civile doivent tenir une place essentielle, notamment pour remettre en cause la formulation partielle du récit des événements et la manipulation politique de ceux-ci, ne doit donc pas empêcher la tenue d’une réflexion sur la place que l’Etat peut tenir dans l’élaboration de cette stratégie.

Isadora Grosser
Programme Justice pénale internationale et justice transitionnelle

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Photos : Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, Santiago, Chili


[1] Impunity Watch est une ONG internationale basée aux Pays Bas, dont l’objet est la lutte contre l’impunité pour les responsables de graves violations des droits de l’homme au sortir d’un conflit. Pour se faire, Impunity Watch s’appuie sur un travail de recherche et de plaidoyer, en vue d’élaborer des propositions politiques en collaboration avec des organisations de la société civile au niveau local

[2] La notion de « projet mémoriel » est entendue comme toute activité promue par des « entrepreneurs de mémoire », visant à favoriser la compréhension du passé après une sortie de conflit. Le rapport dresse une liste non exhaustive de ces projets qui recouvrent tant la création d’association de victimes que l’élaboration de projets d’éducation.

[3] Aloys Batungwanayo, auteur de l’étude intitulée “Lieux de mémoire, commemorative initiatives and memorials to Burundi’s conflicts : Invisible and permanent memories”,  a été invité par l’IHEJ à participer à une séance du séminaire que l’Institut conduit avec le ministère des Affaires Étrangères sur la justice transitionnelle.

[4] « Les donneurs s’engagent à respecter le rôle prédominant des pays partenaires et à les aider à renforcer leur capacité à exercer ce rôle » : Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide, OCDE, 2 mars 2005.

[5] Leca, Jean, « De la lumière sur la société civile », Critique internationale, 2003/4, n°21, p. 62-72.

[6] Thiriot, Céline, « Rôle de la société civile dans la transition et la consolidation démocratique en Afrique : éléments de réflexion à partir du cas du Mali », Revue internationale de politique comparée, 2002/2, vol. 9, p. 277-295.

[7] Hewitt de Alcántara, Cynthia « Du bon usage du concept de gouvernance », Revue internationale des sciences sociales, n°155, mars 1998.