Le juge français, un clerc ?

Utiliser l’image du clerc pour mieux cerner l’identité du juge, caractériser sa présence au sein de la société dans laquelle il s’inscrit : c’était l’objet de l’intervention d’Antoine Garapon, secrétaire général de l’IHEJ, dans le cadre du séminaire de philosophie politique sur l’office du juge.

Cerner l’identité du juge en rapport avec le groupe social dans lequel il s’inscrit, c’est l’étendre à l’identité du justiciable. Cette démarche est également inséparable d’une comparaison entre les différentes cultures juridiques, chaque culture étant la résultante de trois éléments que sont le rapport au pouvoir, au peuple et au savoir.

L’enjeu est de caractériser un type de présence du juge à la société. Ici, l’image du clerc est susceptible d’expliciter ce rapport. Le mot « clerc » est très difficilement traduisible, notamment en anglais. Nous le retrouvons souvent utilisé de manière polémique en France (que l’on songe notamment au livre La trahison des clercs, de Julien Benda). L’idée de « clerc » suppose l’idée d’appartenance à un groupe fait de personnes qui vont se référer au sacré ou à une puissance invisible dont ils vont porter sur eux-mêmes les signes. D’autre part, le clerc est dans un rapport non intéressé, de dévouement à l’égard de l’institution. Il n’est pas dans un rapport salarial ou d’argent : comme le remarque le philosophe Marcel Hénaff, le fonctionnaire français ne reçoit pas un salaire mais un traitement. En contre-don, l’État le traite. Marcel Hénaff avance ainsi que ce qui caractérise les sociétés latines, et particulièrement la France, est le fait que certaines professions sont payées en honoraires et non rémunérées. Nous ne sommes donc pas strictement dans un échange marchand. D’autre part, le clerc se caractérise par une certaine irresponsabilité dans le sens où il n’agit pas en son nom propre mais au nom d’une collectivité (l’Église, puis l’État).


© Patrick Tallec

Un des grands reproches que l’on peut adresser à cette approche culturelle est qu’elle peut enfermer son objet en assignant le juge à cette place de clerc. Il est évident qu’une société n’est jamais complètement fermée : la culture est l’ensemble des réponses à des questions qu’on ne s’est jamais posées et permet d’affronter l’inconnu. L’idée de clerc constitue cependant un idéal-type qui peut nous permettre de mieux comprendre l’identité du juge français tel qu’il se représente actuellement.

Celui-ci se caractérise par une certaine position par rapport au pouvoir et au peuple. C’est aussi le cas en Angleterre, dont les caractéristiques du juge peuvent nous permettre de mieux apprécier par contraste la culture française. Beaucoup d’historiens constatent qu’il existe une mobilité des élites anglaises, notamment depuis les Tudors. La noblesse est impliquée dans la vie économique et elle se mêle avec les riches marchands qui font la force des communes, lieux de mélange des élites. La couronne s’appuie sur des hommes de terrain, attentifs aux problèmes locaux. En Angleterre nous retrouvons une alliance entre les élites et le peuple pour contrôler le roi, alors qu’en France nous observons une alliance du Roi et du peuple pour contrôler les élites. Les cours de common law n’ont pas été les seules cours anglaises, elles ont gagné contre les cours d’equity en raison des compromis de celles-ci avec Charles Ier lors de la guerre civile anglaise. La justice va alors venir du local, des communes (chaque commune est responsable de la gestion de ses pauvres et de ses criminels).

Lorsque nous lisons les Annonces de la Seine, nous pouvons être frappés par les photographies où les juges entourent le préfet, symbole s’il en est de l’autorité de l’État. Dans Un orgueil français : la vénalité des offices sous l’Ancien Régime, Jean Nagle avance l’hypothèse selon laquelle l’honneur est la participation à la majesté qui transcende toute l’échelle sociale. La majesté est l’image de la grandeur de Dieu dans le Prince, affirme Bossuet. Or, les images liturgiques sont celles qui représentent le mieux les institutions françaises. Cette dimension symbolique du juge, que nous retrouvons d’ailleurs incarnée dans sa robe, est particulièrement importante, moins pour les juges que pour les justiciables qui considèrent la majesté républicaine de la loi. Le juge a ainsi une dimension incarnative qui est alimentée par un certain rapport à la forme.

Le juge, garant de l’État de droit

Marcel Hénaff affirme que le capitalisme n’est pas né en Angleterre mais dans les villes du nord de l’Italie, contrairement à Max Weber (dans son Protestantisme et esprit du capitalisme). La tradition romaine est d’importance. Le clerc est quelqu’un qui exerce un pouvoir plus faiblement conditionné que l’image anglo-saxonne se représentant chaque citoyen capable d’être juge. Le juge anglais ou américain est et reste un homme du peuple, un parmi les autres, alors que les juges français se considèrent comme les garants de l’État de droit. Son indépendance n’est pas liée au public, il ne tient pas sa légitimité des personnes qu’il juge. Le groupe de référence pour un magistrat français va être constitué d’autres magistrats (groupe de référence interne), alors que pour un magistrat de common law, c’est directement l’opinion, le public (groupe de référence externe). En common law, le juge explique au public, souvent dans un style oral, pourquoi il va prendre telle ou telle décision. Lorsque nous lisons une décision de la Cour suprême des États-Unis, nous constatons que n’importe qui peut la comprendre, elle n’a rien de technique.

Avec l’affaire d’Outreau, nous avons pu constater que les dysfonctionnements étaient dus notamment à une communauté des magistrats trop fermée, avec les mêmes références. A aucun moment il n’était question de donner plus de pouvoir aux avocats, mais plutôt de rajouter de l’inquisitoire, rajouter des clercs, et non un pouvoir extérieur sur l’affaire. Le rapport à l’État est conçu comme médiateur indispensable des rapports avec le public. Qui dit clerc dit internalisation de la différence : le juge français n’a d’identité qu’appartenant à une magistrature mais il va dans cette magistrature adopter un comportement très individualiste, ce qui est l’inverse en common law : aux États-Unis la notion de magistrature n’a pas de sens, il est normal de se conformer à la jurisprudence des uns et des autres. Le juge est un élu local plus qu’un technicien du droit. Le curieux paradoxe est donc que le juge français appartient à un corps tout en ayant un comportement individualiste. La magistrature française se considère comme un pouvoir bienveillant : le juge agit dans l’intérêt des personnes. Il considère que le sens profond de sa mission est d’assurer l’égalité des citoyens (notamment l’égalité de traitement), redresser un rapport de force injuste,…

Cette action du juge est liée à la disparition des corps intermédiaires en France : avec la Révolution française nous avons vécu à la fois la modernité politique et la modernité sociale tandis qu’en Angleterre ces deux modernités ont été dissociées. Le juge français exerce un rôle bienveillant en raison de la politisation du lien social résultant d’une relation directe entre État et individus (chose que l’on retrouve notamment dans l’école). L’État bienveillant a une tendance au monopole. Au contraire, en Angleterre, le policier intervient très tardivement dans leur histoire. Pendant très longtemps, le sheriff ou le juge de paix étaient des personnages privés exerçant très temporairement une fonction publique. La question du bien public ne légitime pas leur statut mais la base légale de leur action. La contrepartie de cette dissémination de la fonction juridique et judiciaire, qui est le modèle opposé du clerc, consiste en ce que chacun se sent investi de faire régner l’ordre, ce qui suppose une forte internalisation des valeurs.

L’imaginaire clérical du juge français

En France, une action en justice est une action qui doit avoir une dimension collective. Cette tendance au monopole se caractérise par une forte résistance du corps à la déjudiciarisation. A l’inverse, Il existe une déjudiciarisation extrême en Grande Bretagne, notamment du droit civil, par les juges eux-mêmes qui renvoient à la conciliation. En France, ce qu’incarne le clerc c’est l’État mais certainement pas le pouvoir exécutif. L’État est cette entité invisible qui justifie la coexistence des Français entre eux, et qui va permettre de rappeler à chacun d’entre eux leurs obligations (à commencer par les gouvernants). Or, dans un régime de common law, il n’est pas concevable que l’on puisse parler au nom de quelqu’un ou quelque chose d’autre que soi-même. Vouloir prétendre parler au nom d’une entité impersonnelle est incompréhensible. Le juge s’exprime en son nom et de son expérience. Dès lors, un jugement consiste à échanger des opinions personnelles (le jugement s’appelle d’ailleurs une opinion : legal opinion.)

L’imaginaire clérical du juge français est partie lié à l’image romano-canoniste du droit, c’est-à-dire à un corpus de savoirs techniques qui constituent un ensemble de règles formelles. La recherche d’un ordonnancement entre les lois consistait pour Jean Domat à découvrir la volonté ordonnée de Dieu. Le paradoxe d’un Domat dans la pensée juridique française est de vanter une vision mathématique des lois qui renvoie à une vision théologique. Aujourd’hui tout cela est congédié mais le clerc français tire l’essentiel de sa légitimité de la connaissance des catégories juridiques avec lesquelles il va jouer. Il existe ainsi une véritable ontologie de la forme qui fait toute la force du droit romain, ontologie qui va continuer d’irriguer cette représentation légicentrique et positiviste du droit comme un ensemble de normes. Le juge aujourd’hui tient donc son savoir d’un corpus essentiellement technique qui va lui donner sa légitimité. Dans L’Invention du droit en Occident, Aldo Schiavone se focalise presque exclusivement sur le droit romain, passant un peu trop vite sur le modèle grec qui n’est pas médiatisé par le savoir technique mais par le pouvoir politique des citoyens. Il existe une conversation permanente avec leurs sociétés liée à l’opinion et non au savoir. Or, la démocratie américaine va réinventer le modèle grec, un rapport au droit qui ne conçoit pas le modèle du clerc. Chaque audience de la justice fédérale est au fond une instance politique de délibération. C’est ce qui fait une grande différence avec le juge anglais : le modèle américain, qui est un modèle de droit politique, va accorder une relativement faible importance à la forme mais davantage quant à la substance. La Cour suprême est par certains côtés beaucoup plus légitime que le parlement.

Les juges français pensent une clôture positiviste de la loi qui les dispense d’interpréter des principes. L’importance que prennent les juridictions européennes les contraignent à avoir un raisonnement de type principiel, c’est-à-dire qui renvoie à l’interprétation et non à l’application de la loi. Deuxième point : l’épuisement du formalisme et une confrontation plus grande à la réalité. Ce qui fait la force du modèle de common law c’est qu’il y a à la fois un rapport au local, à la réalité et au compromis. Il exprime une vérité analytique alors que le modèle du droit français renvoie au général. L’idée du droit romano-canonique est de ramener les dilemmes éthiques à des problèmes techniques. Le juge français se réfugie souvent derrière la loi et a du mal à parler de sa conception de la justice. La loi est un mythe protecteur qui ne lui permet pas d’accéder à la réalité de ce qu’il fait : au contraire, elle le conduit à cacher la réalité de sa pratique. Or, de nouvelles attentes des justiciables viennent troubler cette culture. Par exemple, le juge des libertés et de la détention, qui est là pour doubler le juge d’instruction et empêcher qu’il y ait des erreurs judiciaires, est en train de devenir un juge constitutionnel de première ligne (“je protège la liberté”, “je fais la polic” etc…) La comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) introduit un rapport nouveau avec le justiciable : il n’y a plus de rituel, de rapport à la vérité. Mais les justiciables, eux, sont ravis. Aujourd’hui, il est demandé au juge d’adopter une position semblable à celle d’un arbitre, et c’est précisément à l’aune de cette déclericalisation de la justice, avec une société où prévalent désormais la négociation et l’individualisme, que l’office du juge doit se reformuler.

Antoine Garapon
Secrétaire général de l’IHEJ