Le juge pénal, un office “invisible”

L’office du juge pénal a connu ces dernières années d’importantes mutations qui ont appauvri et opacifié ses procédures. Une évolution qui n’est pas sans conséquences à la fois pour le public mais aussi pour les autres acteurs de la chaîne judiciaire, ainsi que l’ont démontré les participants au séminaire « Etre juge aujourd’hui ».

Le champ pénal a subi une évolution considérable depuis les vingt dernières années, particulièrement sous l’influence du précepte de la réponse pénale systématique. Cette évolution a vu les parquets se reconstruire autrement, avec une organisation du travail collectif et l’émergence du procureur en vrai responsable de politique publique. Mais qu’est devenu le juge pénal ? Pour répondre à cette question, le séminaire “Etre juge aujourd’hui” a invité Jean Danet et Michel Allaix. Jean Danet est avocat honoraire et maître de conférences à l’université de Nantes, auteur de plusieurs ouvrages sur la justice pénale, il a récemment mené une recherche de grande ampleur sur la justice pénale délictuelle et les nouveaux modes de traitement des délits dans cinq juridictions de l’Ouest. Michel Allaix est ancien directeur des études à l’Ecole nationale de la magistrature, il a été premier vice président à Lyon chargé des questions pénales et, désormais, il occupe les fonctions de président du tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence.


© Patrick Tallec

Jean Danet constate une évolution en deux temps de l’office du juge pénal en matière correctionnelle : jusqu’en 2004 c’est le développement du juge unique qui retient surtout l’attention, et les critiques se concentrent au départ sur le recul du principe de collégialité ; depuis, le juge unique pénal connaît de nouvelles difficultés, liées à la diversification et la complexification de son contentieux. Mais ce sont surtout l’apparition des nouvelles procédures et leur développement conséquent depuis 2004 qui posent des questions plus profondes encore sur la mutation de la justice pénale (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité – CRPC, composition pénale, ordonnance pénale délictuelle ; procédures qui couvrent aujourd’hui la moitié de l’ensemble des procédures pénales initiées au plan national).

Il faut d’abord constater que l’office du juge pénal est devenu relativement « invisible ». Pour le justiciable d’abord, puisque les nouvelles procédures dans lesquelles intervient le juge se déroulent, en pratique, sans audiences. Ceci à l’exception de l’audience d’homologation des CRPC, mais qui n’est publique qu’en théorie : organisée selon les besoins de la procédure, elle ne se tient généralement qu’en présence du prévenu et de son avocat. Cette audience est le plus souvent amputée du débat contradictoire car le ministère public n’a pas à y assister et il s’y montre généralement absent. En composition pénale, quoiqu’ils en aient la possibilité, les juges ne rencontrent que très exceptionnellement les prévenus, et c’est aussi le cas en ordonnance pénale où aucune audience n’est prévue sauf opposition du justiciable.

Une certaine opacité entoure ainsi l’office du juge dans ces nouvelles procédures, et cette opacité produit ses effets non seulement pour le public, mais également pour les autres acteurs de la chaîne pénale et pour le juge pénal lui-même. La diversification des procédures accentue un effet de spécialisation par circuit, déjà amorcé par l’émergence du juge unique, et qui tend à isoler les magistrats dans leurs fonctions. Un isolement renforcé par le recul des formations collégiales, mais aussi par le recul de la notion de chambre, le séquençage des services et par un défaut de circulation des informations sur ce que produit la juridiction pénale. Il se peut ainsi qu’un magistrat très expérimenté ne connaisse rien de la procédure de CRPC et, de manière générale, les acteurs externes (responsables de collectivité, forces de police ou de gendarmerie) exposent leurs difficultés à comprendre comment fonctionnent aujourd’hui les juridictions.

Des procédures appauvries

Si l’office du juge pénal est donc devenu pour partie invisible, on relèvera surtout qu’il se trouve très appauvri dans ces procédures : en CRPC ou en composition pénale le juge ne fait qu’homologuer un accord passé en amont entre le procureur ou son délégué et le prévenu (valider dans le cas de la composition pénale, mais le choix du vocabulaire reste problématique). En ordonnance pénale l’office du juge est aussi très limité car le choix de la peine se fait dans les limites de l’accord passé entre la juridiction et le parquet sur les peines prononçables dans le cadre de cette procédure, et parfois selon un simple barème. On peut donc considérer que l’office du juge pénal se trouve pour partie amputé de sa fonction punitive, transférée en amont, au ministère public.

L’office du juge pénal se trouve aussi appauvri du point de vue de la personnalisation de la peine. Au-delà des nouvelles procédures, c’est le constat d’une faiblesse des éléments d’information dont dispose le juge pénal pour toute la justice correctionnelle : les enquêtes de personnalité sont moins fournies qu’elles ne l’étaient par le passé, les enquêtes sociales rapides ne donnent pas tous les renseignements nécessaires et la défense est également souvent comptable d’une carence d’informations dans le débat. En outre les juges connaissent mal les situations collectives – la cartographie de la délinquance du ressort – et se voient reprocher de ne pas les prendre en considération. Parmi les explications on peut se référer aux conditions d’urgence de la procédure de comparution immédiate. C’est aussi le cadre du traitement en temps réel (TTR), qui obéit à certaine logique de productivité, et qui oblige les forces de police ou de gendarmerie à faire un tri dans les informations qu’ils vont transmettre. S’ensuit le recours au système de traitement des infractions constatées (STIC), avec les limites qu’il pose en termes de respect de la présomption d’innocence et de fiabilité.

Pour ce qui est du défaut d’information, il se peut très bien, par exemple, que le juge ne connaisse pas une situation de réitération alors même que l’affaire précédente est traitée parallèlement au sein de sa juridiction, mais par le biais d’une procédure alternative. Et c’est, enfin, une faiblesse de l’information du juge quant aux moyens de personnaliser les peines (possibilité de prononcer un TIG ou une autre peine alternative). Par exemple, parce qu’il ne connaît pas les moyens de prise en charge d’un prévenu sans domicile, le juge prononcera souvent par défaut une peine de prison ferme lorsqu’elle est encourue.

Il faudrait donc bien sûr s’interroger sur les conséquences de ces bouleversements au regard du sens de la peine et sur le malaise que cette question suscite. Mais il faut noter que, dans ces conditions, des gains de productivité très substantiels ont été réalisés (plus de 20% d’affaires supplémentaires traitées en dix ans, à budget plus ou moins constant, et malgré une augmentation des missions). Ceci exposé, on relèvera que les gains en termes de célérité ne sont pas exceptionnels en comparaison des arguments avancés en ce sens pour l’introduction des nouvelles procédures. Surtout, il faut s’interroger sur la pérennité du système mis en place : à taux de récidive constant, la réponse pénale systématique a augmenté considérablement la population des récidivistes, de telle sorte que l’on peut s’attendre à un futur engorgement des audiences – ce que confirme l’étude des chiffres sur les deux dernières années, qui font apparaître un nombre de récidivistes beaucoup plus importants que dans les années 2003-2006 et un allongement conséquent du délai moyen faits-jugement, particulièrement pour les affaires les plus importantes.

De nouveaux rituels

Michel Allaix rejoint Jean Danet sur le constat que le métier de juge pénal a profondément changé sous l’effet du management et d’une certaine contractualisation de la justice pénale, et il rappelle quelques unes des autres évolutions de la matière, notamment l’influence de la CEDH sur le modèle de justice et la place donnée aux victimes.

Il s’interroge, par ailleurs, sur l’importance décroissante accordée à la construction de la vérité judiciaire dans la procédure pénale. On observe d’abord que la qualification initiale des faits est déléguée par le parquet à la police dans le cadre de la procédure de convocation par OPJ, qui est la procédure de poursuite la plus courante. L’absence de débats d’audience dans les nouvelles procédures marque aussi un recul dans cette construction de la vérité judiciaire, et Michel Allaix note que cela revient pourtant à souvent se priver de la recherche de l’élément moral de l’infraction et se contenter de juger le seul fait brut. Enfin, ce mouvement de recul de l’exigence de vérité est encore attesté par un recours de plus en plus rare au juge d’instruction.

Plus largement, Michel Allaix décrit une nouvelle géométrie des fonctions du juge pénal, dont l’office est davantage centré sur la gestion des procédures, leur contrôle, que sur l’acte de juger. En contrepoint il souhaite voir émerger une véritable politique pénale du siège. Cela implique des changements importants en termes d’organisation et de moyens, mais surtout de définir de nouvelles fonctions de chef de service susceptibles de conduire à une harmonisation des pratiques.

On peut donc conclure qu’il y a un éloignement du rituel classique – et peut-être y retrouvera-t-il de la force – mais, dans le même temps, l’apparition, peut-être, de nouveaux rituels. Jean Danet cite en exemple les délégués du procureur qui, pour signifier les ordonnances pénales délictuelles, organisent de nouvelles formes d’audience, ou les procureurs qui parlent volontiers de leurs « audiences de CRPC ». Antoine Garapon fait le lien avec la possibilité d’une nouvelle symbolisation de la justice pénale, qui ne serait plus centrée sur la poursuite de l’infraction à la loi mais qui serait davantage reliée au contrat social, organisée de manière plus horizontale, entre l’individu et le représentant de la société qu’est le procureur. Une perspective relationnelle de la justice qui réintroduit le consentement et qui semble ainsi trouver un bon accueil du public.

Sylvie Perdriolle
Magistrate, chargée de mission à l’IHEJ sur l’office du juge

Charles Kadri
Chargé de mission