La Rule of law : une “cible mouvante pour la justice militaire”

Pour sa dernière séance, le séminaire du JILC a souhaité donner la parole à une praticienne chevronnée de la justice militaire américaine, l’avocate Kathleen Atkisson, venue en évoquer, notamment à partir de sa représentation au cinéma et à la télévision, les grands principes et modes de fonctionnement, ainsi que les enjeux actuels.

Sujet médiatique et cinématographique, la justice militaire n’en demeure pas moins un univers peu connu du grand public. Souvent abordée à la marge dans le récit d’ « affaires » divulguées dans la presse, elle a souvent été popularisée, par le petit ou le grand écran, grâce à des images représentatives de son organisation et de son fonctionnement mais qui ne font généralement que survoler ses principes fondamentaux. D’où la nécessité d’une « vue de l’intérieur », de donner la parole à un praticien qui fasse le lien entre fiction et réalité.

Avocate militaire auprès de l’US Navy, Kathleen Atkisson a longtemps été membre du corps des JAGJudge Advocate General –, immortalisés dans la série télé du même nom et dont s’est inspirée la série NCIS. Elle est aujourd’hui instructrice au Defense Institute of International Legal Studies, où elle enseigne, outre le droit international humanitaire, les principes de la Rule of Law et leur application au droit militaire, dont la principale difficulté tient à la nature mouvante de ce concept et l’absence de consensus sur sa définition.

En effet, la Rule of Law a évolué au gré des changements qui ont affecté les Etats, les sociétés et les cultures, et des transformations du droit positif. Elle reste cependant vue comme un rempart contre la tyrannie, selon la célèbre formule de John Locke (« wherever law ends, tyranny begins ») et conserve certaines caractéristiques fondamentales : la protection des droits humains fondamentaux, la volonté du peuple comme source des décisions des gouvernants, la soumission à l’appréciation d’une autorité judiciaire indépendante…


Extrait du film “Des hommes d’honneur”

Sa mise en œuvre suscite toutefois, selon Kathleen Atkisson, un certain nombre de « dilemmes » pour le commandement militaire, qui oscille entre la dimension juridique de son action (exigences d’accountability, de procédures standards, de légitimité) et la dimension purement militaire (autonomie, liberté, efficacité, atteinte des objectifs).

Mais si la Rule of Law pose des limites à l’action militaire, elle est également une source de « bénéfices » pour l’armée : uniformité dans le traitement des soldats ; clarté de la conduite ; confiance du gouvernement civil et impact budgétaire ; élévation de la morale militaire. Même si elle demeure, selon les termes de l’avocate, une « cible mouvante », elle fait partie des grands principes sur lesquels sont fondés la justice militaire américaine et le fonctionnement des Court Martial, aux côtés de la Constitution et du code militaire.

Aux États-Unis, un militaire peut être jugé par des militaires ou des civils selon la nature du délit. Toutes les affaires ne mènent pas systématiquement à un procès, il peut d’abord y avoir des procédures disciplinaires et des « non judicial punishments ». Dans le cadre d’une procédure militaire, l’accusé dispose d’un certain nombre de droits, parmi lesquels le droit à un procès équitable, la liberté de parole, l’assistance d’un military attorney à titre gratuit.

Tous les protagonistes du procès – juges, avocats, jury – sont des militaires, le juge ayant au minimum le grade de capitaine, la composition du jury étant arrêtée en fonction du grade de l’accusé. A cet égard, Kathleen Atkisson souligne également l’un des effets directs de la diffusion de la Rule of Law au sein de ce système : l’interdiction de la « unlawful command influence », lorsqu’un officier présent au procès tente d’en influencer le cours en usant de sa position hiérarchique.

Les principes fondamentaux évoqués ne répondent toutefois pas à toutes les questions. De nouveaux enjeux liés aux évolutions de la société (féminisation de l’armée, homosexualité…) transforment le droit militaire et sa capacité à réguler les comportements mais aussi à protéger les droits des « citizen-soldiers ».

D’autre part, si la justice militaire américaine – dont le film « Des hommes d’honneur » constitue, selon Kathleen Atkisson, une représentation assez fidèle  – vise à renforcer la discipline, à empêcher ou punir les crimes, à délivrer la justice pour les militaires accusés, son rôle n’est pas exempt de débats et de questionnements. En témoignent les révélations au sujet des actes de torture commis par l’armée américaine en Irak, et plus récemment les affaires de harcèlement sexuel qui se multiplient en son sein et interrogent la pertinence et la légitimité du droit accordé à l’armée de juger seule ses propres membres.

Isabelle Tallec
Rédactrice en chef