L’esprit de corps : un problème français

Cette deuxième séance du séminaire de philosophie du droit sur l’office du juge s’est intéressée à « l’esprit de corps », partie intégrante de la culture française et dont Lucien Jaume, directeur de recherche CNRS et au CEVIPOF, retrace à la fois l’historique et les raisons de la dépréciation.

Dans la culture française, il existe une véritable rhétorique de l’esprit de corps, souvent dépréciative, rappelle Lucien Jaume, dans le sens où le corps aurait des intérêts particuliers opposés à l’intérêt général. Sous l’Ancien Régime comme à la Révolution, on observe la tradition d’une lutte contre le corporatisme, c’est-à-dire contre les privilèges de corps (alors qu’il peut exister un esprit de corps sans privilèges). La loi Le Chapelier et la loi sur les Clubs sont promulguées dans la ligne de l’individualisation du lien social contre l’esprit de corps. De même, la Constitution civile du clergé vise à dissoudre le corps de l’Eglise : les prêtres deviennent des individus citoyens fonctionnaires du département.

L’idéologie de la Révolution française soutient que l’individu est libre dans le seul corps légitime, en l’occurrence la nation. Il ne s’agit pas tant de refuser les corps que de préserver le corps de l’Etat. La critique persistante contre l’Eglise, la presse, l’université, etc. vise à éviter une concurrence de légitimité et d’autorité qui se fait au nom de l’intérêt général. Seul le pouvoir exécutif peut appliquer cet intérêt général grâce à l’administration. La notion d’esprit de corps dans la tradition française est liée à trois enjeux : l’intérêt général, la représentation politique et la légitimité politique.

L’intérêt général

L’esprit de corps est déprécié en France jusqu’à une période récente (la tradition française de l’Etat jacobin est encore persistante) pour trois raisons. Tout d’abord, il est incarné par des personnes qui se retranchent de la communauté nationale, ensuite celles-ci observent une discipline de secte qui n’est pas compatible avec la liberté, enfin elles représentent un intérêt particulier qui vise à dominer le tout. Les individus doivent être des citoyens renouant avec l’intérêt commun et non particulier. Il s’agit de construire un édifice simple et unique. Les droits de l’homme et du citoyen vont venir appuyer cette conception de l’individualisation du lien social, que l’on va tenter de lier à la volonté générale. Celle-ci ne résulte que de la délibération de l’Assemblée, autrement dit des représentants des citoyens (Sieyès parle à cet égard de régime représentatif qu’il oppose à la démocratie). Ce que veut interdire Le Chapelier, c’est la délibération au sein des corps : il n’y a plus de corporation dans l’Etat, il n’existe plus que l’individu et l’Etat. L’intérêt privé n’existe plus : le travailleur et l’employeur sont des citoyens que l’Etat doit former à l’intérêt général.

La représentation politique

Comment représenter avec exactitude le peuple ? Il existe une crise permanente de la représentation du peuple lors de la Révolution française. On y retrouve des dénonciations de localisme ou de fédéralisme qui est assimilé à la démocratie (Sieyès est foncièrement antidémocrate). Il s’agit d’instituer la nation par le haut. Le seul esprit de corps légitime est celui de l’Etat. Dès lors la représentation ne peut être que celle d’individus qui vont former le corps de la nation (il ne peut exister de représentation de corps intermédiaires comme les professions). L’Etat ne fait pas confiance à la société mais requiert sa confiance, tandis que le contentieux administratif révèle qu’il a « ses propres juges ». La justice administrative est légitime pour protéger l’intérêt de l’Etat et contrôler le juge judiciaire. De Gaulle, dans ses mémoires, affirme la nécessité du suffrage universel pour passer outre les « nouvelles féodalités ». L’Etat politise le lien social, éduque  les es citoyens et contrôle l’individu.

La légitimité politique

Il s’agit d’un problème fondamental. Contre l’esprit de corps, l’Etat et l’administration considèrent que la légitimité n’est pas partageable. Il existe une véritable hantise des contre-pouvoirs. Comme l’écrit Alfred Fouillée : « Laissez l’individu désarmé en face des associations de toutes sortes (…) le malheureux sera sans force. Il faut donc qu’il trouve un  soutien dans un pouvoir central aux vues universelles. » Pour que l’individu soit de plus en plus libre, l’Etat doit être de plus en plus fort. Nous assistons aujourd’hui à un démantèlement de cette conception. La société civile est plurielle, l’Etat se retire, nous observons une intrication du public et du privé, mais aussi une explosion d’identités qui défendent leurs droits particuliers faisant d’abord appel à l’opinion et non aux politiques professionnels. Ce faisant, l’idée d’intérêt général incarné par l’Etat devient de moins en moins opérative.

Edouard Jourdain
Chargé de mission à l’IHEJ