Affaire Mathieu Ngudjolo Chui à la CPI : une « accumulation d’erreurs » ou une « analyse rigoureuse » ?

Le 21 octobre, une audition a été conduite devant la chambre d’appel dans l’affaire Ngudjolo Chui. Dans son mémoire, le procureur, qui avait interjeté un appel le 20 décembre 2012,  demandait un verdict de culpabilité ou, à défaut, un nouveau procès, contestant l’acquittement rendu le 18 décembre 2012 par la Chambre de première instance II.

Mathieu Ngudjolo Chui, ressortissant congolais, ancien dirigeant présumé du Front des nationalistes et intégrationnistes (FNI), est poursuivi au titre de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour avoir, selon l’accusation, joué un rôle central dans le massacre, le 24 février 2003, de Bogoro, un villlage de l’Ituri, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (télécharger la fiche d’information sur l’affaire). L’appel et les requêtes qui lui sont attachées soulèvent des enjeux aussi bien sur la forme du déroulement de la procédure d’appel que sur le fond – le niveau de preuves requis par les juges est-il excessivement élevé ?

Entendre ou non les parties en appel: une décision laissée à la discrétion des juges

Le 29 août 2014, le Procureur avait  soumis une requête pour que l’appel puisse se faire en audience publique. Il n’y avait pas d’objection à cette requête de la part de la défense de l’accusé. Au contraire, elle se saisit de l’opportunité pour formuler une requête pour que Mathieu Ngudjolo soit autorisé à faire une déclaration au cours de cette audience (télécharger ici). La Chambre d’appel a répondit positivement à la requête du Procureur le 18 septembre (télécharger la décision, en anglais seulement). L’accord à la demande du Procureur est assorti d’une récusation de l’argument selon lequel l’appel en audience serait une disposition requise par les statuts du tribunal. La chambre, présidée par le juge Sanji Mmasenomo Monageng (Botswana), considère en effet que, contrairement aux dispositions de plusieurs tribunaux internationaux ad-hoc, l’art. 81 du Statut de la CPI ne prévoit rien d’explicite sur ce point dans l’intention de laisser à la discrétion des juges la décision au cas par cas. La décision étant fonction de l’utilité pour les juges d’entendre les différents points de vue pour obtenir des éclaircissements et des réponses aux questions soulevées par l’appel.

Les juges ont également considérés que la participation des victimes se limitait, dans cette phase, à soumettre des observations écrites liées exclusivement aux questions qui pourraient, dans les arguments avancés en appel par le Procureur et la défense de l’accusé, toucher leur intérêt personnel. Ils n’ont donc pas tenu compte des observations faites par les représentants des victimes sur l’audition en appel. Le 17 octobre, la Chambre a également répondu positivement à la requête de la défense (télécharger ici), Mathieu Ngudjolo pourrait s’exprimer sans restriction devant la Chambre. Toutefois, sa déclaration ne serait pas considérée au titre d’élément de preuve par la Chambre.

Un débat sur le standard des preuves et la notion de « doute raisonnable »     

Les juges de première instance dans leur verdict (télécharger la décision et le résumé) ont prononcé l’acquittement de l’accusé de toutes les charges avancées par l’accusation. Lors de sa déposition, Mathieu Ngudjolo réfutait aussi bien avoir été le commandant de la milice lendu dite du Front national d’intégration (FNI) que sa présence à Bogoro le 24 février 2004. Il prétendit que, en tant qu’infirmier, il procédait ce jour-là à un accouchement à Kabutso, une autre localité de l’Ituri. Or la Chambre a considéré que les déclarations de trois témoins «clés» de l’accusation qui attestaient que Mathieu Ngudjolo étaient sur les lieux des crimes graves, étaient entachées de graves contradictions et ne pouvaient être retenues.

De même, le Procureur avait montré que l’accusé, surnommé Chui (« léopard » en langue swahili), jouissait d’ « une certaine importance au sein du groupement Bedu-Ezekere », mais il n’avait pas été en mesure de prouver que Mathieu Ngudjolo Chui était bien le commandant en chef des combattants lendu de Bedu-Ezekere qui avaient perpétré l’attaque du 24. La Chambre soulignait dans ses motivations que « le fait de déclarer qu’un accusé n’est pas coupable ne veut pas nécessairement dire que la Chambre constate son innocence. Une telle décision démontre simplement que les preuves présentées au soutien de la culpabilité ne lui ont pas permis, au vu du standard de preuve, de se forger une conviction « au-delà de tout doute raisonnable ».

Ce sera l’objet du premier moyen de l’appel du Procureur : les juges de première instance auraient mal interprété la norme d’administration de la preuve selon laquelle la culpabilité doit être prouvée « hors de tout doute raisonnable ». Rappelons que, en droit anglo-saxon, le juge fonde sa décision sur les preuves d’une culpabilité dite « beyond reasonnable doubt »  mais que cette notion n’est pas utilisée en droit français qui fonde le verdict final sur l’ « intime conviction » des juges. Le Procureur a fait valoir, comme second moyen, que les juges, au lieu d’examiner l’ensemble des preuves dans leur totalité, s’étaient fourvoyés en adoptant une approche fragmentaire et en analysant chaque preuve isolément.

Le troisième moyen a été abordé à huis-clos mais on sait qu’il concernait les fonctions et pouvoirs de la Chambre de première instance et plus particulièrement l’article 64(2) du Statut (« La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit conduit de façon équitable et avec diligence, dans le plein respect des droits de l’accusé et en ayant pleinement égard à la nécessité d’assurer la protection des victimes et des témoins ».) qui, selon le Procureur, n’aurait pas été respecté au détriment de l’accusation. Le Procureur a récusé le bien fondé d’un acquittement qui, selon lui, a « résulté d’erreurs fondamentales sur le plan juridique de la procédure et des faits » et qui devait être corrigé par la Chambre d’appel non seulement par rapport à l’affaire examinée mais aussi pour éviter un impact dommageable sur d’autres affaires. Les représentants des victimes ont également plaider pour « recentrer le critère d’évaluation de la crédibilité » et corriger « l’accumulation d’erreurs » à la source du verdict de première instance.

Mathieu Ngudjolo a été autorisé à prendre la parole. L’accusé comparaissait librement. Il avait été libéré le 21 décembre 2012 à la suite de son acquittement mais, craignant pour sa vie s’il retournait en République démocratique du Congo, il a demandé l’asile aux Pays-Bas en février 2013. Dans sa déclaration, lue debout, une petite croix fixée au col de son veston, Mathieu Ndudjolo réaffirma son innocence et se décrivit comme la victime d’un « acharnement du procureur » et du Président Joseph Kabila, selon lui, le véritable responsable de l’attaque de Bogoro. « Les vrais auteurs sont connus. Pourquoi le Procureur ne les poursuit-il pas ? ». Ngudjolo, à l’unisson de ses avocats, demanda aux cinq juges de la Chambre de confirmer son acquittement, fruit d’une « analyse rigoureuse ».

Joël Hubrecht
Responsable du programme Justice pénale internationale