Affaire Mladic au TPIY : un pas de plus vers une hypothétique requalification juridique de la guerre en Bosnie ?

Le 24 octobre 2014, la Chambre de première instance présidée par le juge Alphons Orie a approuvé la requête du 26 août du Procureur demandant l’autorisation de rouvrir la présentation de ses moyens, dans le procès de l’ancien général bosno-serbe Ratko Mladic, pour y intégrer des éléments, indisponibles auparavant, concernant une immense fosse commune découverte en septembre 2013 à Tomašica.

Près de 400 corps ont été exhumé à l’automne 2013 de ce charnier situé dans une zone minière à une vingtaine de km de la ville de Prijedor. Le site renfermerait une grande partie des 1 200 personnes de la région encore portées disparues (sur 3 000 au total) et constitue dors-et-déjà le plus grand charnier découvert en Bosnie-Herzégovine depuis la localisation de ceux qui se rattachaient au génocide de Srebrenica en juillet 1994. La décision de la Chambre est un succès pour le Bureau du Procureur qui avait échoué, il y a 8 mois, à faire valoir une demande similaire dans un autre procès, celui de l’ancien président bosno-serbe Radovan Karadzic. Or, les nouveaux éléments de preuve pourraient venir appuyer les thèses de l’Accusation sur un des enjeux importants du procès : une éventuelle requalification par les juges de certains épisodes de la guerre de 1992-95 sous le chef de génocide.  Car, selon l’acte d’accusation, « dans certaines municipalités, entre le 31 mars et le 31 décembre 1992, cette campagne de persécutions ou l’escalade qu’elle a provoqué ont donné lieu à des actes motivés par l’intention de détruire en partie les groupes nationaux, ethniques et/ou religieux musulmans et/ou croates de Bosnie comme tels. »

L’Accusation cite en particuliers les municipalités de Bratunac, Foca, Kljuc, Kotor Varos, Prijedor, Sanski Moste, Vlasenica et Zvornik, où «la destruction partielle de ces groupes a connu ses formes les plus extrêmes ».  A ces évènements, le Procureur a rattaché le chef 1 de génocide par distinction avec le chef 2 de génocide qui concerne, quant à lui, la chute de l’enclave « protégée » de Srebrenica en juillet 1995. A ce jour, seul cet évènement a été reconnu comme un crime de génocide par la jurisprudence du TPIY. Les procès couvrant les évènements de l’année 1992 ont tous donné lieu à la qualification de crime contre l’humanité par les juges et au rejet de celle de génocide déjà avancée par le Procureur. Le procès de Mladic, comme celui de Karadzic, parce qu’ils visent les deux plus hauts leaders bosno-serbes durant la guerre, et parce qu’ils couvrent la totalité du conflit, apparaissent comme l’ultime chance pour l’Accusation de faire valoir que c’était bien une dynamique génocidaire qui était en oeuvre dès 1992 en Bosnie.

Au vue de la jurisprudence du Tribunal, la tâche n’est pas simple mais le Procureur peut  voir dans la décision du 24 octobre un pas supplémentaire dans cette voie, un de plus après celui déjà gagné trois mois plus tôt lorsque, le  24 juillet 2014, la Chambre d’appel avait rejeté le recours, déposé à titre confidentiel, par la défense de Mladic pour retirer les chefs 1 et 2 de génocide au titre de l’article 98bis. Cet article prévoit que, lorsque l’Accusation a fini de présenter ses moyens de preuve, la Chambre de première instance peut, quand elle les estime trop faibles, prononcer un acquittement sur les charges insuffisamment argumentées à charge et éviter à la Défense d’avoir à présenter sur celles-ci ses moyens.

La défense de Mladic a échoué sur l’article 98bis comme dans son opposition à la requête du Procureur pour rouvrir le dossier à charge. Les juges ont en effet conclu à la pertinence et au caractère probant de ces nouveaux éléments de preuve dans le cadre de l’affaire, en particulier comme le faisait valoir l’Accusation parce qu’ils « apportent des éclaircissements sur la commission à grande échelle des meurtres à Prijedor, et le rôle de la VRS [armée de la Republika Srpska] dans celle-ci ».  Suite à cette décision (télécharger ici, en anglais seulement), l’Accusation va présenter six témoins experts et sept témoins des faits, ainsi que de nouveaux éléments de preuve documentaires. La Chambre a reconnu que la réouverture de la présentation des moyens à charge prolongerait le procès, mais pas de manière excessive.

On relèvera que les termes de la décision de la Chambre présidée par Orie sont à l’opposé de ceux de la décision qu’avait prise, quelques mois plus tôt, celle présidée par le juge O-Gon Kwon dans l’affaire Karadzic. Le 20 mars 2014, cette dernière estimait qu’une réouverture du dossier de l’Accusation pour y intégrer des preuves additionnelles tirées du site de Tomasica « n’était pas dans les intérêts de la justice » (télécharger ici, en anglais seulement). Dans leur décsion, Orie et les deux autres juges de la Chambre, expliquent qu’il n’y a pas de contradictions et d’exception à la règle générale en vigueur car les circonstances entre les affaires diffèrent. La différence semble essentiellement tenir à une question de calendrier. La chambre présidée par O-Gon Kwon a considéré que la demande venait à un stade trop tardif de la procédure. Le procès de Karadzic, qui s’est ouvert en octobre 2009 (celui de Mladic, en mai 2012) était déjà parvenu dans sa phase finale : la présentation des moyens de la Défense, débuté en octobre 2012, devait prendre fin le 1er mai 2014. Or la chambre prévoyait que la réouverture du dossier « aurait pour probable conséquence plus qu’un ajout minime de temps supplémentaire au procès ».

De plus, l’importance probatoire des nouveaux éléments de preuve, pour lequel le lien direct avec l’accusé restait « au mieux spéculatif », est apparue moindre aux yeux d’une Chambre qui, de plus, avait déjà exprimé ses réserves sur la validité du chef de génocide pour la période de mars à décembre 1992. En juin 2012, là encore à rebours de l’appréciation des juges dans l’affaire Mladic, cette Chambre avait en effet estimé, au titre de l’article 98bis, que le chef 2 de génocide (Srebrenica, juillet 1995) pouvait être maintenu mais que le chef 1 de génocide (autres municipalités, 1992) devait être retiré. C’est la Chambre d’appel, sur recours de l’Accusation, qui annula cette décision et rétabli la charge. Lors de sa plaidoirie finale, le 29 septembre 2014, le représentant du Procureur Alan Tieger a argumenté une fois encore le bien-fondé de la qualification de génocide en reprenant notamment l’exemple de Prijedor : « En octobre 1992, 38 000 personnes étaient expulsés de la municipalité de Prijedor. En mai 1993, ce nombre est allé jusqu’à 44 000. Cela démontre une intention évidente de détruire les communautés croate et musulmane à Prijedor ». Mais il ne pouvait pas appuyer sa démonstration sur le résultat des expertises conduites à Tomasica. L’Accusation sera en mesure de le faire face à Mladic seulement.

Le verdict de première instance dans l’affaire Karadzic sera connu avant celui du procès de Mladic. S’il confirme, comme on peut s’y attendre, la jurisprudence antérieure du tribunal et limite la reconnaissance du crime de génocide à la chute de Srebrenica, il pèsera forcément sur le rendu du verdict contre Mladic. Mais les deux procès sont, de par la stature des accusés, exceptionnels et, parce qu’ils arrivent au terme des travaux du tribunal, ils bénéficient de l’accumulation des moyens de preuves présentées antérieurement et de moyens de preuves inédits. Rien n’est donc irrémédiablement joué d’avance et le Bureau du Procureur peut encore garder quelques espoirs dans cette bataille juridique. La date de la réouverture de la présentation des moyens à charge dans le procès Mladic sera fixée « en temps utile ».

Joël Hubrecht
Responsable du programme Justice pénale internationale