Conférences de mise en état dans l’affaire Kenyatta à la CPI : un procès à la croisée des chemins

Les 7 et 8 octobre 2014, la Chambre de première instance V(b) de la CPI, présidée par  la juge Kuniko Ozaki, a tenu deux conférences de mise en état dans l’affaire Uhuru Muigai Kenyatta (fiche d’information sur l’affaire). Ces deux audiences faisaient suite à la décision du 19 septembre de la chambre d’ajourner une nouvelle fois le procès provisoirement fixée au 7 octobre 2014 suite à un précédant  report, fixé le 31 mars 2014,  qui accordait au Gouvernement du Kenya six mois supplémentaires pour fournir certains documents réclamés par  l’Accusation.

Les audiences du 7 et 8 octobre portaient sur  l’état de la coopération entre l’Accusation et le Gouvernement du Kenya ainsi que des questions soulevées dans la notification de l’Accusation du 5 septembre 2014. Le 10 septembre 2014, la Défense a déposé une réponse à la notification de l’Accusation et une demande de mettre fin à la procédure dans l’affaire. Un représentant du Gouvernement du Kenya était invité à assister à la première audience de mise en état et M. Kenyatta était tenu d’être présent lors de la deuxième. Il a effectivement répondu à la convocation.

Une première judiciaire : un chef d’Etat en exercice devant la CPI

En pénétrant dans les locaux de la CPI, Kenyatta ne découvrait pas la salle d’audience aux couleurs doucement boisées dans lesquels s’intègre l’équipement technologique et la distribution de la chambre autour du carré vide du prétoire. Il y avait comparu en 2011 lorsqu’il n’était encore que vice-Premier ministre et candidat potentiel à la présidence. Mais depuis son élection en mars 2012, il avait constamment refusé de revenir à la CPI, justifiant son refus par les obligations lui incombant en tant que Président et les risques sécuritaires importants auxquels son pays est confronté. Pourtant, cette fois-ci, le président kényan, sommé de se rendre à La Haye, s’est soumis à la convocation des juges, devenant ainsi le premier chef d’Etat en exercice à comparaitre devant la Cour bien que ce ne soit pas à ce titre mais seulement en tant que personne individuellement accusé qu’il était convoqué. Toutefois, comme le précisa la juge Ozaki, « les questions que nous allons aborder peuvent inclure des interventions relatives à la pertinence potentielle de votre double statut ».

Après avoir délégué ses pouvoirs au vice-président William Rufo, également inculpé par la CPI pour les violences post-électorales de 2007, Uhuru Kenyatta est monté à bord d’un vol régulier de la compagnie Kenya Airways pour les Pays-Bas, accompagné de son épouse, d’un de ses enfants, de ministres et de députés. Si officiellement, il ne se déplaçait pas en tant que « chef d’Etat », ce passager, fortement et dignement entouré, ne s’était pas résolu à quitter tous les atours de sa charge. Son voyage témoigne de sa volonté de ne pas apparaître comme celui qui dégraderait le statut présidentiel et l’image de son pays sans pour autant se laisser complètement « déprésidentialiser » et ramener à la figure d’un simple accusé, sommé de rendre des comptes devant des juges étrangers. Uhuru Kenyatta choisit de demeurer muet et impassible durant toute l’audience, préférant laisser la parole à son défenseur, le britannique Steven Kay, un avocat aussi élégant qu’offensif, familier des tribunaux internationaux. Kenyatta réserva ses déclarations pour les journalistes qui l’attendaient à la sortie, leur assurant avec aplomb que   “Nous, Kényans, savons d’où nous venons, nous savons où nous allons et personne ne nous dictera ce que nous devons faire”.

Devant le siège de la Cour, un rassemblement de plusieurs dizaines de ses partisans exprimait, « au nom des Kényans et des Africains », leur soutien devant les caméras des agences de presse. Exercice de communication un peu risible au fond, certes, mais qui, sur fond de populisme anticolonialiste, permit au président kényan de garder la face. De cette journée, on peut constater que la justice internationale ne cloue pas et ne cherche pas à clouer au pilori les personnes qu’elle accuse, ce qui est bien le moins pour une institution judiciaire équitable, contredisant ainsi ceux qui pourfendent le tribunal comme un instrument politique de délégitimassions médiatiques aux mains des grandes puissances et des « belles âmes ». La convocation de Kenyatta était aussi l’occasion pour les juges d’appliquer la toute nouvelle disposition du Règlement de preuve et de procédure (RPP), l’article 134ter, taillé sur mesure pour l’accusé un an plus tôt.

En effet, c’est à New-York en novembre 2013, que l’Assemblée des Etats parties lors de laquelle le Kenya, soutenu par l’Ouganda, et à l’extérieur par l’Union Africaine, avait lancé une fronde sur le thème des risques de « vacance du pouvoir » que ferait encourir les poursuites contre des chefs d’Etat en exercice, adopta par consensus trois amendements de l’article 134 du Règlement de Procédure et de Preuve (télécharger ici) portant sur la comparution des accusés. Le premier amendement (134 bis) prévoit la possibilité de comparution en vidéoconférence, le second (134ter), la représentation par un conseil dans des « circonstances exceptionnelles », le troisième (134quater) la représentation par un conseil lorsque l’accusé est « mandaté pour exercer des fonctions extraordinaires au plus haut niveau national ». (“1.An accused subject to a summons to appear who is mandated to fulfill extraordinary public duties at the highest national level may submit a written request to the Trial Chamber to be excused and to be represented by counsel only; the request must specify that the accused explicitly waives the right to be present at the trial. 2.The Trial Chamber shall consider the request expeditiously and, if alternative measures are inadequate, shall grant the request where it determines that it is in the interests of justice and provided that the rights of the accused are fully ensured. The decision shall be taken with due regard to the subject matter of the specific hearings in question and is subject to review at any time”).

C’est dans le cas de figure envisagé par ce second paragraphe que Kenyatta a été convoqué à La Haye. La juge Ozaki expliqua à l’accusé que la décision que la Chambre serait amené à prendre à l’issue des deux audiences, pour trancher entre la demande de l’accusation aux fins d’ajournement sine die du procès et la demande de la défense aux fins de clôture de l’affaire, « aura des conséquences extrêmement importante et c’est de ce fait que la Chambre a demandé que vous soyez présent lors de cette audience ». Seule la présence de l’accusé était requise. Ce dernier n’était pas tenu de répondre personnellement s’il ne le souhaitait pas. Il s’agissait donc surtout, en requérant sa comparution, de pouvoir certifier que, dans ce moment crucial de l’affaire, les droits de l’accusé seraient pleinement assurés et qu’il serait en mesure de pouvoir entendre l’intégralité des débats et de s’exprimer le cas échéant. Face au président kenyan, le Procureur Fatou Bensouda est venue en personne « car, comme la Chambre l’a indiqué, cette affaire se trouve à la croisée des chemins et j’ai estimé qu’il était important que je sois personnellement présente ». L’audience du 8 octobre avait donc réuni, pour cette première judiciaire, le casting des grands moments de la Cour. Au-delà de l’évènement médiatique que représentait le face à face entre un chef d’Etat et le Procureur de la Cour, c’est bien, sur le fond, une décision cruciale qui sera prise par la Chambre V(b).

Une décision cruciale attendue avant la fin de l’année   

Au cours de cette audience, le Procureur a demandé un report sine die du procès, faute de preuves suffisantes qu’il impute au climat de menaces qui pèseraient sur les témoins et au refus de coopération des autorités kenyanes (télécharger la retranscription). Celles-ci refuseraient de lui livrer des relevés bancaires et des données relatives aux téléphones mobiles utilisés à l’époque des faits par Kenyatta montrant une recrudescence significative de contacts potentiellement compromettants trois jours avant les violences à Naivasha et qui viendraient appuyer la thèse d’un financement des groupes armés de l’ethnie des Mungiki. La défense, après avoir tenté en 2013 d’obtenir une suspension pour abus de procédure, demande quant à elle désormais l’abandon pur et simple des poursuites. « Vous n’avez pas eu la possibilité de prononcer un acquittement puisque la première journée du procès n’a pas vraiment eu lieu, avance Maître Kay, et je dirais que c’est un affront à la justice parce que les circonstances montraient que, vraiment, on en était là. Le procès ne pouvait plus avoir lieu ». Un verdict de non-culpabilité aurait l’avantage d’empêcher de futures poursuites basées sur les mêmes charges. Selon l’avocat britannique « cela arrive très souvent devant les tribunaux, en tout cas dans le monde de la Common law (…) que l’affaire soit clôturée par les juges ».

Le Procureur, Mme Bensouda, de son côté, assure aux juges que « il n’y a pas de voie médiane. Soit, Madame la Présidente, vous refusez un ajournement supplémentaire et par conséquent vous demandez au Procureur de retirer ses charges ou alors vous autorisez un ajournement sine die, sous réserve de conditions, et la condition étant que le gouvernement du Kenya respecte ses devoirs. Toute autre solution serait inefficace ». Le Procureur et l’avocat principal Benjamin Gumpert plaident pour l’ajournement sine die, arguant l’inutilité d’un délai temporaire supplémentaire ou d’une nouvelle date butoir car les informations que l’accusation réclame  ne nécessiteraient pour être délivrées qu’une simple ordonnance de la Cour suprême du Kenya. « L’Attorney general – auditionné à l’audience de la veille – a dit qu’il avait besoin pour obtenir ce type d’informations de 72 heures. Donc j’espère que ces 72 heures vont commencer le plus rapidement possible » ironise Gumpert qui, à l’appui de sa demande, fait valoir des circonstances exceptionnelles et l’intérêt de la justice.

La juge Ozaki remarque cependant que « la perspective d’obtenir des éléments de preuve suffisants, même si le gouvernement du Kenya venait à coopérer, relevait de la pure spéculation » et le juge Henderson que « devant un tribunal national, le Procureur peut toujours retirer les charges et puis revenir ensuite lorsqu’il a suffisamment de preuves ». Gumpert réplique que cette démarche ne « serait pas dans l’intérêt de la justice » car « une décision de ce type entraînerait l’interprétation désastreuse selon laquelle : les Etats parties [si ils arrivent à faire trainer les choses suffisamment longtemps]  peuvent tout simplement torpiller la justice alors qu’ils ont une obligation juridique à ne pas le faire ». Pour l’Accusation, il faudrait que l’affaire « puisse continuer à exister » pour pouvoir renvoyer à l’Assemblée des Etats Parties une notification ou un rapport sur le non-respect par le Kenya de ses obligations au titre du Statut et espérer qu’une sanction ou une pression soit exercée sur le gouvernement kenyan pour qu’il coopère.

Pour Maitre Kay cependant, et ce fut l’objet d’une seconde partie de l’audience, le Procureur n’a pas obtenu du Kenya les preuves à charge qu’il attendait non pas parce que l’administration kenyane bloque leur transmission mais parce que les demandes faites sont techniquement incorrectes pour que l’« énorme bureaucratie » kenyane puisse y répondre ou parce que les documents effectivement transmis vont à l’encontre des allégations proférées.  « Nous avons fourni des éléments et on ne nous en a jamais remerciés. On ne nous a jamais remercié pour les données qui montraient bien que leurs témoins [de l’accusation] n’étaient absolument pas là où ils disaient être, et ça n’a jamais été pris en compte » se lamente Maitre Kay.

Il y a donc plusieurs points que les juges seront amenés à trancher, l’un conditionnant un autre. Les juges constateront ils la non coopération de l’administration kenyane ? L’imputeront ils à un « conflit d’intérêt » lié au statut de chef d’Etat de l’accusé ?  Valideront-ils la demande de report du procès ? La décision sera-t-elle prise suffisamment vite pour que l’affaire puisse être soumise à l’Assemblée des Etats parties en décembre ? Ensuite, quelles mesures pourra prendre cette Assemblée (dont le Kenya est membre depuis 2005) ? Ira-t-elle jusqu’à une « condamnation publique » ou les tractations se dérouleront plus discrètement en coulisse ? Ce qui va se passer en cette fin d’année dans l’affaire Uhuru Muigai Kenyatta aura donc, autant dans la jurisprudence de la Cour que dans le domaine de la coopération des Etats, des répercussions historiques. A suivre donc…

Joël Hubrecht
Responsable du programme Justice pénale internationale