Ancien directeur exécutif national de l’ANC et ancien juge à la Cour constitutionnelle en Afrique du Sud, Albie Sachs est venu faire part de son expérience lors du colloque « Justice transitionnelle et action diplomatique », organisé par le Ministère des Affaires étrangères et l’IHEJ le 22 juin dernier.
C’était dans une petite salle, pleine à craquer, le 14 février 1995. Nelson Mandela se leva, se dressa de toute sa hauteur et déclara : « La dernière fois que je me suis levé dans un tribunal, c’était pour savoir si je serais pendu. Aujourd’hui, je me lève pour inaugurer la première Cour constitutionnelle ».
J’étais l’une des onze personnes vêtues d’une nouvelle robe, vivant avec exaltation cet intense moment de transformation et de transition. L’un après l’autre, nous avons prêté serment. C’était un événement singulier de vivre cette inauguration en présence de Nelson Mandela qui avait passé vingt-sept ans en prison et qui était une si grande personnalité. Plusieurs d’entre nous l’avaient connu personnellement : certains avaient été emprisonnés à Robben Island avec lui, d’autres avaient pris part à la résistance à ses côtés. Et pour lui témoigner notre sincère admiration, six mois plus tard, la Cour constitutionnelle (comprenez bien que je dis cela avec ironie) invalida deux de ses décisions les plus importantes. N’est-ce pas de la gratitude? L’homme qui nous avait nommés, qui avait servi la justice pendant si longtemps était face à une Cour constitutionnelle reconnaissante qui rejeta deux importantes décisions qu’il avait prises en tant que président de la République, position à laquelle il avait été élu démocratiquement par le Parlement, lui-même issu du premier scrutin démocratique. Quelle gratitude n’est-ce pas ?
Ces décisions étaient capitales puisqu’elles étaient relatives aux premières élections démocratiques des gouvernements locaux d’Afrique du Sud. Pour la première fois, les Noirs, les Blancs et les métis allaient voter de façon égale lors des élections municipales et locales. Elles constituaient une avancée majeure mais en tant que Cour, nous avons déclaré ce processus anticonstitutionnel. Le Parlement avait accordé sa confiance au chef du gouvernement pour créer des lois au sujet de la structuration du pays, de son mode de financement, des secrets d’ Etat, de la gouvernance, des modalités d’élections du Président. Ce dernier avait proclamé ses décisions, qui étaient de bonnes décisions. Néanmoins, la Cour les jugea inconstitutionnelles en raison de l’impossibilité constitutionnelle pour le Parlement de transférer son autorité législative au Président : seul le Parlement peut adopter des lois constitutives d’un pays. Le gouvernement peut, certes, promulguer des décrets afin de pallier certaines lacunes du système mais les lois constitutives d’un pays doivent émaner du Parlement.
D’un seul coup, notre Cour constitutionnelle avait désavoué et remis à leur place les deux autres piliers structurant la séparation des pouvoirs : le Parlement en invalidant le transfert de compétences en faveur du Président et le Président pour un usage abusif de son pouvoir, bien qu’il lui ait été donné par le Parlement. Nous attendions tous avec impatience les suites que Nelson Mandela donnerait à cette affaire. Le héros de cette nation et de la communauté internationale, celui qui nous avait nommés, fit presque immédiatement une intervention télévisée que nous avons tous regardée. Il affirma qu’en prenant ces décisions, il avait suivi l’avis de ses conseillers juridiques selon lesquels, il avait le pouvoir d’agir ainsi. Néanmoins, puisque la Cour constitutionnelle en avait jugé différemment, il devait, en tant que Président, être le premier à respecter l’interprétation de la Constitution rendue par la Cour constitutionnelle […]
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