Cambodge : l’ambiguïté politique et touristique des lieux de mémoire

Comment dès lors transmettre le récit  historique de la période khmère rouge aux nouvelles générations avec une telle confusion entretenue par des décisions gouvernementales et de la réécriture de l’histoire par les anciens Khmers rouges ?

Au Cambodge, deux mémoires par rapport aux charniers se confrontent. Il y a la mémoire officielle prise en charge par le gouvernement ou qui délègue ses pouvoirs à de véritables sociétés d’exploitation dans le sens économique du terme, comme Choeung Ek. Il y a aussi une mémoire non-officielle mais collective qui peut s’exprimer soit en groupe ou individuellement. Il est courant que des paysans fassent des offrandes aux disparus avant de travailler dans une rizière en sachant que des ossements jonchent la terre. Il est tout aussi fréquent qu’une telle cérémonie soit organisée sans le concours des autorités par des Cambodgiens près d’un ancien charnier. Cette démarche a toujours existé depuis la chute de Pol Pot mais elle prend plus résonance depuis le procès de Douch. Ce procès a libéré le monde rural de l’instrumentalisation de la paysannerie par les Khmers rouges pour arriver au pouvoir et mener au nom des paysans leur politique d’extermination d’une partie de la population cambodgienne. Cette réappropriation de la mémoire dans les campagnes est sans doute la meilleure arme contre les tentatives d’anciens khmers rouges d’imposer leur lecture de l’histoire.

S21

Ces charniers sont bien souvent inconnus des citadins cambodgiens et des étrangers. En revanche, S21, au cœur de Phnom Penh, est souvent cité en référence des mécanismes de la politique d’extermination des Khmers rouges. Cet ancien lycée dénommé Tuol Sleng fait partie de la longue liste des 195 « prisons » où des centaines de milliers d’êtres humains – entre 80 000 et 100 000 dans le seul centre d’extermination de la province de Kompong Chnang – ont perdu la vie après avoir été torturés pendant des semaines, voire des mois. Le nombre de 195 a été connu par les révélations faites par Douch lors de son procès. On est incapable d’en établir une carte complète puisqu’il n’existe plus aucune trace de certains de ces lieux. Il ne subsiste donc qu’une mémoire parcellaire, fragile de ces centres.

S21 a été transformé en centre d’extermination à partir de l’automne 1975 et les dernières exécutions ont eu lieu le 6 janvier 1975, la veille de la prise de Phnom Penh par les Vietnamiens. Ce sont deux journalistes vietnamiens qui suivaient la progression d’unités vietnamiennes qui ont découvert le camp, surpris par l’odeur des corps en décomposition dans ce quartier de la capitale cambodgienne. Le nombre d’hommes, de femmes et enfants qui ont été enchaînés à S21 serait entre 16 000 selon les propos de Douch tenus hors procès et 18 000 selon les chercheurs. Si le chiffre de 12 380 a été officiellement retenu lors de l’instruction du procès de Douch, cela correspond au nombre de dossiers découverts à S21. Mais beaucoup d’entre eux ont disparu ; en outre des milliers de personnes ont été exécutées sans qu’aucun dossier ne soit ouvert notamment lors des purges militaires du front Est en 1978. Quant aux 194 autres centres d’extermination, peu de documents ont été retrouvés.

En fait, si S21 est entré dans la mémoire collective, c’est grâce en grande partie à deux artistes cambodgiens. L’un, un peintre, Vann Nath a été contraint de peindre, sous la menace permanente d’être exécuté, les portraits de Pol Pot dans cette « prison » où il a été prisonnier de janvier 1978 jusqu’au 7 janvier 1979. Il était l’un des sept survivants de S21. Il est décédé il y a bientôt un an après avoir laissé un récit pictural des atrocités commises à S21. Il ne reste plus aujourd’hui que deux rescapés dont l’un, Chum Mey, est très actif dans la transmission du récit.

Le deuxième artiste, mondialement connu, à faire découvrir S21 est le cinéaste Rithy Panh, qui a vécu son adolescence sous les Khmers rouges. Il a réalisé trois films autour de S21 ou sur S21 qui forme une trilogie : Bophana, une tragédie cambodgienne (1966), S21, La machine de mort khmer rouge (2001) le plus connu et Douch, le maître des forges de l’enfer (2011). D’ailleurs ces deux artistes ont travaillé ensemble. Selon Rithy Panh, S21, la machine de mort khmère rouge n’aurait jamais existé si Nath n’avait pas été présent sur ce film. Le réalisateur ajoute : « Pour moi, il était impossible d’évoquer ce lieu puisque je ne l’ai pas connu sous Pol Pot ». Quand il a tourné ce film qui circule au Cambodge, un grand silence avait saisi ce pays sur cette période de l’histoire.

S21, polémiques autour d’un musée

La transformation de S21 en musée du génocide a été l’objet de nombreuses polémiques alimentées par les Occidentaux dès sa création. La première porte sur son origine. Jusqu’au début des années 2000, celle-ci était attribuée à la République socialiste du Vietnam et à la République démocratique allemande.

Au cours d’entretiens, Van Nath a pourtant raconté qu’il était lui-même à l’origine de ce musée. En effet, quelques jours après la prise de Phnom Penh, il échappe, à la faveur d’un accrochage avec une unité vietnamienne, à la surveillance des Khmers rouges qui emmenaient l’ensemble du personnel de S21 et les quelques rescapés vers des bases de repli sur la frontière thaïlandaise. Il revient à S21 où le nouveau pouvoir cambodgien tente de comprendre ce qui s’est passé dans ce lieu totalement inconnu. Il demande aux nouvelles autorités que S21 soit préservé pour montrer les crimes de Pol Pot. Van Nath avait fait le serment avec la trentaine de prisonniers qui se trouvaient dans le camion qui les transportaient de Battambang, où ils avaient été arrêtés et torturés, à S21, de révéler « ce que des hommes ont fait à d’autres hommes ». Ce même serment, il l’avait renouvelé avec les autres peintres et sculpteurs de « l’atelier » de S21 où était réalisé le portrait de celui qu’ils pensaient être le leader khmer rouge alors que le nom de Pol Pot leur était inconnu. Le projet de faire de S21 un lieu de mémoire fut immédiatement accepté.

Dans le même temps, Van Nath s’était mis à peindre le récit des tortures et des souffrances des prisonniers de S21 avant leur exécution. Au total une vingtaine de toiles aujourd’hui exposées au musée du génocide. Cela signifie-t-il que ni les Allemands de l’Est ni les Vietnamiens n’ont été présents dans la réalisation de ce musée ? Nath lui-même reconnaissait que les photos des suppliciés qui tapissaient les murs de trois salles de l’ancien lycée dans une première présentation saisissante avaient été certainement agrandies par les premiers. Il précisait également qu’au cours de la période où il a travaillé à la réalisation du musée, il a eu un bref entretien avec un Vietnamien, qui, dit-il, « ne parlait ni khmer ni français », mais lui demandait « s’il avait besoin de clous et de marteaux ».