Face à la persistance des violences, comment rendre justice en Centrafrique?

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Les formes particulières de violences commises en République centrafricaine mettent en échec les réponses imaginées par la communauté internationale. Quelles sont-elles ? Une institution est désormais établie même si elle ne traite pas beaucoup de cas : la Cour pénale internationale pour les crimes les plus graves et qui mettent en cause les plus hautes autorités ayant commanditées ces crimes. Remarquons qu’une des premières affaires dont a été saisie la CPI concernait la RCA. Second étage de ce dispositif : des tribunaux spéciaux pour traiter de situations particulières de manière plus proche des violences. C’est le cas pour la Centrafrique des Chambres spéciales dont les statuts viennent d’être adoptés, ce dont il faut se réjouir. En s’éloignant du judiciaire, on a vu apparaître des  commissions vérité et réconciliation, puis des programmes de réparations qui peuvent intervenir longtemps après les faits.

Dans le cas centrafricain, il faut bien entendu tout faire pour soutenir le travail des institutions aussi bien internationales (CPI, chambres spéciales) que nationales (Forum) existantes. Il faut aussi pousser les bonnes idées comme celle avancée par l’ONU avec le soutien des autorités nationales (mais rejetée par la France) qui propose de monter une justice ambulante susceptible de se déplacer et de juger rapidement un certain nombre de faits. La formule est à expérimenter et à améliorer ; peut-être pourrait-on y intégrer des juges issus d’autre pays d’Afrique, ce qui résoudrait des problèmes de sécurité pour les juges centrafricains qui sont régulièrement menacés ? Peut-être faut-il songer à une oralisation de la procédure : on se trouve en effet dans des cultures orales.

Enfin, il ne faut pas tout miser sur la justice pénale et peut-être regarder du côté du droit civil. La voie semble difficile car les fondamentaux font défaut : il n’y a plus ni état civil fiable, ni cadastre, ni de véritables titres de propriété qui sont les conditions pour qu’il puissent y avoir des transactions juridiques organisées et garanties.

Toutes ces pistes n’empêchent pas de réfléchir sur d’autres formes de justice, plus proches des attentes de la société civile centrafricaine, qui s’efforceraient de répondre à la violence d’une nature si particulière que l’on a vu apparaître ces dernières années dans ce pays.

Une violence anomique

Un certain nombre de violences cadrent mal avec la compétence de ces juridictions ou de ces programmes parce qu’elles sont trop nombreuses, et excèdent leur capacité de traitement, et parce qu’elles concernent les exécutants, le « menu fretin », mais aussi en raison de leur nature. D’une manière générale, les organisations politiques qui planifient et exécutent ces violences se rapprochent de plus en plus d’organisations criminelles à tel point que l’on ne sait plus les distinguer. Mais en Centrafrique, un pas supplémentaire vers l’anomie semble avoir été franchi dans le sens où les violences qui secouent le pays, sont de plus en plus éloignées de la politique, mais ne semblent pas non plus relever d’une véritable organisation. Plus que la loi de la jungle, c’est le « n’importe quoi », un n’importe quoi terrible car la violence dévore tout à commencer par l’ordre générationnel : des jeunes, voire très jeunes, sèment la terreur sur des quartiers entiers et ne respectent ni leurs familles, ni les anciens, ni aucun chef. S’agit-il à vrai dire de crimes contre l’humanité ? N’est-on pas en présence d’un « état de violence[1] » généralisé ? Il y a à l’évidence en Centrafrique des violences de masse imputables à l’affrontement entre Sélékas et Anti-balakas ; il y a bien des chefs de guerre et des têtes qui instrumentalisent des jeunes en déshérence. Mais il y a une dimension supplémentaire qui vient non plus de la politique mais d’un défaut de politique, d’une quasi-disparition de l’État dans un pays qui a aussi été abandonné par ses traditions ; le tissu social n’est plus structuré par des normes coutumières.

Retour d’une violence archaïque, vindicatoire, voire sacrificielle, transgressions extrêmes qui ne se limitent pas à une surpression de la vie mais s’accompagnent d’actes de mutilations, de profanation de la vie et de la mort. L’inhumanité ne vient plus seulement de son caractère massif, ni d’un dérèglement fou de la politique comme au Cambodge ou dans l’Allemagne nazie, mais de la disparition de tout cadre normatif, y compris politique. Même le crime contre l’humanité est dégradé par cette disparition de l’État, voire de la politique.

Lynchages, pillages, mutilation de cadavres et autres actes de barbarie non seulement sont commis par des jeunes incontrôlables et l’on voit mal comment les dispositifs actuels existants ou programmés, internationaux, mixtes ou nationaux, chacun avec ses lourdeur, ses exigences procédurales et ses sponsors, pourraient véritablement juger de tels actes. Comment, en effet, d’un simple point de vue technique, juger un pillage commis par un grand nombre d’auteurs ? Cela pose un grand problème de preuve. Quelle est la qualification appropriée pour une mutilation voire un acte de cannibalisme sur un cadavre ? Il n’est pas certain, en effet, qu’un jugement aussi juste que possible, rendu des années après à des milliers de kilomètres, voire dans le pays lui-même (n’oublions pas que Bokassa a été jugé à Bangui), suffise à satisfaire la demande de justice du peuple centrafricain.

Une ressource du côté de la tradition ?

On peut penser la justice par le haut pour le haut (ce qu’a fait jusqu’à présent la communauté internationale non sans succès même s’il reste encore énormément à faire) mais aussi par le bas pour le vas, c’est-à-dire au plus près des réalités de la population et non pas pour satisfaire les opinons des pays du nord ou tenter de s’imposer dans le jeu des nations. Comment donc se rapprocher des attentes de justice de la population centrafricaine pour essayer de trouver des solutions propres à ce pays et à cette culture.

On songe d’abord à fouiller la tradition du pays pour y chercher des ressources propres et mieux adaptées. C’est l’esprit qui a présidé aux fameux gaçaça pratiqués dans le Rwanda qui n’est pas si éloigné. Mais ces derniers n’ont été possibles que parce qu’il y avait (et qu’il subsiste toujours) un État fort dans ce pays. Ce même État fort explique en partie l’organisation du génocide lui-même qui a résulté d’une combinaison terrible d’une planification et de l’exploitation des haines communautaires : c’est pour cela que l’on a pu parler d’un « génocide de proximité ». Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, le recours à la tradition n’est pas transposables à la RCA.

Il existait dans ce pays, des chefs de village qui pour une somme très modeste, réglaient des conflits locaux. Ils ont cessé de fonctionner il y a quelques années, faute de paiements. Le chef de quartier n’est pas une autorité traditionnelle, c’est plutôt le relais du pouvoir central.

Il faut se méfier de ceux qui invoquent la tradition, voire s’en arrogent le monopole. S’appuyer sur la tradition peut se retourner contre nos intentions. Outre le sentiment anti-français qui est très fort, la tradition est aussi une stratégie de captation de la ressource ; dès qu’il y a une ressource à capter, symbolique, politique ou économique, quelqu’un se présente et dit : « je suis la tradition ». La tradition est un mécanisme de représentation qui désigne celui qui est habilité à tenir une parole légitime ; ce qui est détruit en Centrafrique, c’est non seulement l’État comme mécanisme de représentation et de construction d’un acteur qui puisse agir au nom de tous, mais aussi la tradition entendue aussi comme mécanisme de représentation.

Remarquons d’ailleurs que les chefs coutumiers ont demandé à être intégrés dans le processus inauguré dans le forum qui vient de se tenir à Bangui. On peut se demander quel impact aurait l’intronisation du sultan qui évoque pour nombre de Centrafricains l’esclavagisme qui reste un imaginaire très présent dans les haines communautaires.

Un sentiment d’impunité

Il en résulte un grand et dévastateur sentiment d’impunité parmi la population qui vient de ce que non seulement les crimes de nature politique ne sont pas jugés mais plus généralement de ce qu’aucun crime n’est jugé. Il est difficile de distinguer entre l’impunité spécifique des crimes contre l’humanité, de l’impunité générale. L’impunité n’est pas seulement imputable à un ordre public défaillant voire inexistant. L’impunité actuelle signe une perte plus profonde et plus angoissante de l’autorité : lorsqu’un vieux, une autorité sociale sinon traditionnelle voire tout simplement un adulte, un parent se fait menacer par un jeune avec une AK 47, comment celui-ci pourra retrouver son autorité ?

Pour l’instant les deux sont bloqués et l’on ne sait par quel bout commencer. Peut-être faut-il inverser l’ordre des choses et plutôt que de commencer par traiter les crimes extraordinaires pour retrouver la normalité, ici peut-être faut-il commencer par trouver une sorte de normalité dans la vie quotidienne avant de songer à traiter les criminels contre l’humanité. Le traitement de l’impunité est la condition du rétablissement de la paix et donc d’un possible traitement des crimes politiques. C’est la théorie du carreau cassé[2] au niveau d’un peuple subissant des violences de masse. La réflexion sur la meilleure manière de faire justice à des crimes contre l’humanité est de repasser par le justice de droit commun : voilà le paradoxe sur lequel débouche la réflexion sur le cas centrafricain.

Les non-dits de la sorcellerie

Si l’on s’oriente sur le terrain de la tradition, on ne tarde pas à rencontrer le problème massif de la sorcellerie. Ce qui torture la société, c’est la sorcellerie. Celle-ci montre la véritable altérité de la société centrafricaine qui met très mal à l’aise les juristes car c’est une pratique indéchiffrable par le droit rationnel, qui ne rentre pas dans les standards internationaux de la justice. La justice occidentale s’est construite autour du visible (depuis le témoin oculaire, la preuve scientifique par exemple) et n’a eu de cesse que de s’éloigner de l’invisible. La procédure et notamment la publicité reposent sur le caractère désinfectant du regard public pour dissiper toute croyance. C’est ainsi que la procédure dite rationnelle s’est éloignée du phénomène du bouc émissaire (cf. les sorcières de Loudun). Cela ne veut pas dire qu’il n’entre pas une part de croyance dans nos procédures occidentales modernes mais elle n’a pas le même statut. C’est autour du lien entre vérité et réalité visible que s’est construite l’universalité de la science ou du droit.

C’est dire si le fossé est immense, et pourtant il doit être regardé de face et, si possible, traité. Si l’on affronte pas le sujet de la sorcellerie, on passe à côté d’une grande partie de la difficulté et aussi peut-être de la solution. La sorcellerie est en effet un « système d’interprétation du malheur » et de la mort. Le guérisseur reste la protection première pour nombre de centrafricains.

La parole collective et partagée, premier geste contre l’anomie

Cette situation est terrible et nous sommes tout à fait démunis pour rétablir une quelconque autorité. De telles questions nous dépassent mais peut-être que nos liens avec les Centrafricains peut aider à nommer ce mal-être, ce qui est un préalable à toute réponse.

Il règne aujourd’hui un grand sentiment d’impuissance devant cette anomie. Il n’y a plus de confiance dans les institutions car non seulement les institutions ont disparu mais parce que le peuple n’a plus confiance en lui-même. Pour faire confiance aux institutions, il faut se faire confiance les uns aux autres, c’est une relation circulaire qui co-construit la confiance, ciment de tout ordre social. La confiance en soi commence dans la confiance du jugement que l’on est capable de porter sur une situation, sur l’intelligence que l’on a d’elle. Nous postulons qu’un dialogue pacifique et désintéressé – à l’image de ceux qui ont déjà eu lieu à Bangui sous l’égide de Pharos – peut aider à cette compréhension, et donc indirectement à reconstruire cette confiance. Alors que la mise en place de juridictions spécialisées prendra du temps, on peut pallier au vide et poser des bases dans le court-terme en plaçant, comme l’écrit Pierre Hazan, « l’exercice de la responsabilité au niveau communautaire » et en mettant l’accent sur des processus d’inspiration plus traditionnelle (sans forcément pour cela ressusciter des figures d’autorité discréditées).

Il faudra donc bien débuter par la restauration de la parole, non pas d’une parole qui tranche et dit le juste mais d’une parole qui commence par bien nommer l’origine du mal, par qualifier cette violence sourde et déstructurante dont le peuple centrafricain fait l’expérience. L’autorité commence toujours par l’autorité d’une parole, par une parole publique juste dans le sens de bien ajustée à la réalité. Force est de constater qu’une telle parole est très affaiblie aujourd’hui en Centrafrique. Pire, les perspectives s’assombrissent davantage qu’elles ne s’éclaircissent. Les élections prévues initialement en octobre ont été repoussées à cause du climat de violence qui règne encore à Bangui et dans le pays. Mais même si le cycle de violence reprend, mettant à bas les efforts entrepris pour échafauder une transition viable, la nécessité de conduire cette réflexion sur la justice demeure plus que jamais.

Auteur : Antoine Garapon

[1] Frédéric Gros, État de violence, Paris, Gallimard, 2006.

[2] Il s’agit d’une célèbre théorie en criminologie qui montre que le défaut de remplacement d’une vitre cassée entraîne une dégradation du cadre de vie propice à l’augmentation de la délinquance. Lorsque la vitre brisée n’est pas immédiatement remplacée, il y a fort à parier que toutes les autres seront cassées peu de temps après parce que la première laisse entendre que le bâtiment est abandonné, ce qui constitue l’amorce d’un cercle vicieux. Cette théorie a été par la suite généralisée pour établir que les petites dégradations dans l’espace public entraînent une détérioration plus général du cadre de vie et des situations humaines.