Les Chambres africaines extraordinaires (CAE), une expression inédite de la justice internationale « par et pour l’Afrique »

A travers son 46ème bulletin paru en décembre 2014 (télécharger ici), le réseau RCN Justice & Démocratie a souhaité donner un aperçu de son « vaste programme de sensibilisation sur les Chambres africaines extraordinaires ». Celles-ci ont été créées pour juger les responsables des crimes commis au Tchad entre 1982 et 1990 sous le régime de Hissène Habré, sur la base d’un accord passé en août 2012 entre le Sénégal – lieu de résidence de l’accusé depuis sa fuite du Tchad – et l’Union Africaine, ce qui constitue un mode de création inédit.

Rappelons qu’avant d’aboutir à cet accord, le chemin des poursuites judiciaires a été particulièrement long et sinueux.  En janvier 2000, sur la base de l’identification en 1992 par la Commission d’enquête tchadienne de 3780 morts et 40 000 assassinats politiques sous le régime Habré, sept Tchadiens portent plainte contre Habré à Dakar mais se font débouter par la Cour d’appel qui estime les tribunaux sénégalais incompétents. Une seconde affaire est ouverte à Bruxelles en application de la loi de « compétence universelle » belge. S’ensuit alors un ping-pong judiciaire marqué par quatre refus de juger Habré de la part des juridictions du Sénégal (et du président Wade) et par la ténacité des victimes, des associations de défense des droits de l’homme et des juridictions belges, relayées par la Cour internationale de justice (CIJ), pour aboutir à l’ultimatum décisif : juger ou extrader. Le 18 novembre 2010, la Cour de justice de la CEDEAO enjoint le Sénégal de retenir la première option en recourant à une juridiction « spéciale ad hoc à caractère international ». La CIJ, deux ans plus tard, demande également au Sénégal d’assurer le jugement de Habré s’il n’est pas extradé. L’ouverture opportune d’une fenêtre politique avec l’arrivée de Macky Sall au pouvoir a finalement mené à la création des Chambres africaines extraordinaires (CAE) en février 2013.

Celles-ci sont donc le fruit d’une dynamique politico-judiciaire complexe, s’étalant sur plus d’une décennie, partant de Dakar, passant par Bruxelles, Abuja (siège de la Cour de justice de la CEDEAO) et La Haye pour revenir finalement à son point de départ.  Habré sera donc le premier ancien chef d’Etat à être jugé « au nom de l’Afrique » par des Africains pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Pour innovant et porteur d’espoir que soit le projet de justice des CAE, certaines « bizarreries » ou ambiguïtés héritées de cette histoire ne sont pas sans poser déjà certains problèmes.

Dans son bulletin, RCN met en avant les particularités des CAE,  notamment leur cadre juridique inédit, mêlant le droit humanitaire et le code pénal sénégalais. Ce dernier reste le cadre contraignant d’application et, hormis les présidents de chambres d’assises et d’appel du tribunal qui ne seront pas des nationaux, les chambres d’instruction, le parquet général et la quasi-totalité du tribunal restent aux mains de Sénégalais. Ce premier tribunal inter-africain, jugeant à Dakar des ressortissants étrangers pour des crimes commis dans un pays voisin, fonctionnera donc surtout sur une base nationale. On a là un appareillage inédit entre national et international, entre compétence universelle et tribunal internationalisé ad hoc, ce qui, constate Hugo Jombwe Moudiki dans son article « Les CAE, une révolution pour l’Afrique ? », « donne parfois lieu à des débats juridiques vifs, comme pour l’examen de la constitution de partie civile du Tchad » (constitution rejetée par la chambre d’instruction des CAE mais qui pourra faire l’objet d’un recours).

Bien que tout soit parti de la tentative de poursuivre Hissène Habré, la solution adoptée au travers de la création des CAE a conduit le Sénégal à élargir le champ de leurs responsabilités. La mission des CAE ne se limite pas en effet à la figure de l’ancien dictateur tchadien mais étend la compétence des chambres à la poursuite « des principaux responsables des crimes internationaux commis au Tchad ». D’où de nouvelles tensions entre le Tchad et le Sénégal, le premier refusant de procéder aux extraditions demandées par les CAE. En novembre 2014, le Tchad a ainsi ouvert un procès national contre 21 accusés parmi lesquels Saleh Younous et Mahamat Djibrine, qui font l’objet d’un mandat d’arrêt par les CAE. A la question de prédire si on se dirige vers un procès avec un seul accusé, le procureur général des CAE, Mbacké Fall, répond dans le bulletin de RCN : « C’est le risque. Un seul accusé, de surcroît qui garde le silence, vous voyez l’atmosphère que cela crée au niveau du prétoire. Nous avons voulu anticiper sur l’attitude du principal accusé, en nous disant que nous pourrions avoir au moins deux ou trois co-accusés qui pourront répondre à certaines questions ». Ajoutons que l’élargissement des poursuites permettrait aussi aux CAE de ne pas faire reposer tout leur travail sur la présence d’un seul individu, Hissène Habré, âgé maintenant de 74 ans. Poursuivant des crimes internationaux « par et pour » l’Afrique, le tribunal a pu aussi être présenté par certains comme une étape vers la création d’une juridiction pénale régionale pour l’Afrique, un projet qui ne se réduit sans doute pas à mais s’inscrit dans le contexte particulier des vives tensions entre l’Union Africaine et la Cour pénale internationale.

Par ailleurs, dans un autre article du bulletin, le sénégalais Abdou Khadre Lô met en avant le fossé qui sépare les opinions publiques sénégalaise et tchadienne. En effet, l’affaire semble diviser le Sénégal dont une partie, même si elle semble minoritaire, est acquise à la cause de celui qu’il héberge depuis tant d’année et s’élève contre le procès.  De plus, si les victimes et l’ensemble de la population tchadienne « ne sont pas dans un débat idéologique mais plutôt dans une demande simple de justice », une grande partie comprend encore difficilement que leur ancien Président soit jugé au Sénégal. D’où l’importance des programmes de sensibilisation dont la tâche sera loin d’être aisée.

Le numéro de RCN y consacre l’essentiel de son dossier. De ce point de vue, les CAE montrent que certaines leçons du passé ont été tirées comme la nécessité d’informer, d’expliquer, et de rester proche et à l’écoute des populations et des victimes. En témoigne la grande part du budget allouée à ce poste : 10% (contre 1% à 2% à la CPI). A noter que l’éditeur en chef de ce bulletin thématique est le chef d’équipe du consortium de sensibilisation sur les CAE, Franck Petit, bien connu des lecteurs de la lettre d’information de l’International Justice Tribune qu’il a longtemps dirigée. Franck Petit  ne découvre pas les problématiques des programmes de sensibilisation des tribunaux internationaux. En 2007 déjà il avait signé pour l’International Center for Transitional Justice (ICTJ) un intéressant rapport sur le sujet : « Sensibilisation à la CPI en RDC : sortir du “profil bas” » (télécharger ici).

Les programmes mis en place, dont la revue donne de nombreux exemples, visent à toucher le grand public en informant et en mobilisant des relais locaux : journalistes (« cette affaire, qui concerne d’abord les Tchadiens et qui pourrait intéresser la presse nationale, en est relativement absente » note Nara Hantoloum), artistes et organisations de la société civile notamment. Le consortium de sensibilisation, auquel RCN Justice et Démocratie participe, a aussi mis en place un site Internet qui entend favoriser l’interaction et les échanges en ligne au travers d’une plateforme participative. A relever enfin, l’instructif article de Martien Schotmans sur les sujets de recherche scientifique auxquels les CAE ont déjà donné lieu en petit nombre [1] et sur ceux qui semblent devoir s’imposer.

Joël Hubrecht
Responsable du programme Justice pénale internationale
Hélène Calame
Chargée de mission Justice pénale internationale


[1] Voir en particulier l’article de R. O. Savadogo dans l’excellent numéro d’Etudes internationales consacré à « L’Afrique face à la justice pénale internationale », sous la direction de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, volume 45, numéro 1, mars 2014.