La Cour pénale internationale s’expose

Voici une exposition temporaire qui détonne dans le champ culturel et institutionnel. En effet, les conflits contemporains ont beau inspirer nombre d’artistes, rares sont les œuvres qui traitent de la judiciarisation des crimes de masse. Et bien que l’exposition « Juger Créer. Regards sur la Cour pénale internationale »  prenne le prétexte officiel des 20 ans du Traité (dit Statut de Rome) qui a créé cette Cour et qu’elle ait été conçue par un aréopage en parti ministériel1, ses commissaires se sont courageusement et résolument affranchis des codes balisés des célébrations et évènementiels institutionnels classiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

9 témoins pixellisés, de Franck Lebovici et Julien Seroussi, 2018 (salle 1)

Pour retrouver le véritable sens de la création de la Cour pénale internationale

Si les juristes et militants des droits de l’homme qui, depuis longtemps, soutiennent cette cour, y trouveront sûrement une source d’encouragement, voir un moyen de se « ressourcer », l’exposition entend d’abord jeter un pont entre la Cour et un public qui la connaît peu ou mal. Pas pour défendre un bilan ou pour dire que la Cour est une « success story ». L’ère du temps n’est pas à l’auto-satisfaction (les critiques contre la Cour se font entendre, du fait du faible nombre de jugements et de l’incompréhension suscitée par l’acquittement en appel du congolais Jean-Pierre Bemba en juin 2018) et la période d’instabilité que nous traversons met à mal toutes les institutions internationales et le multilatéralisme en général. On ne peut s’empêcher, devant la carte des Etats-parties de la Cour exposée dans la première salle, de craindre le probable annonce de retrait du Brésil du Statut par le nouveau président Bolsonaro, autant par alignement sur la diplomatie de son homologue américain que du fait de la prévisible intensification de la répression et de la violence (contre les communautés indigènes et les opposants). La Russie déjà en jaune sur cette carte, comme tous les autres Etats non-parties, a retiré en 2017 sa signature d’un traité qu’elle n’entendait de toute façon pas ratifier. Que ce soit en Syrie ou en Ukraine, Poutine assume ouvertement la primauté absolue de ses intérêts économiques et politiques servis par des engagements militaires en violation du droit international humanitaire (et du droit tout court). Les Etats-Unis nourrissent cette montée des périls qui menacent les démocraties tandis que le pays renoue avec l’hostilité active de la première administration Bush Jr envers la Cour : « Illégitime » et « déjà morte », la sentence sans appel prononcée par John Bolton le 11 septembre dernier est un avertissement lancé sans fard au Procureur et aux juges de La Haye dans la perspective de la décision attendue sur le dossier afghan (qui comprend de potentielles poursuites contre des responsables américains ayant organisé ou couvert les arrestations et la torture contre des prisonniers liés à Al-Qaïda). Les invectives du Conseiller à la sécurité nationale de Trump traduisent aussi, au-delà de la seule revendication de l’exceptionnalisme américain, un aveuglement sur le sens – ou, plus gravement, un rejet du sens même – d’une justice pénale internationale que les Etats-Unis ont pourtant contribué, plus que d’autres, à mettre en place à Nuremberg et à Tokyo. L’exposition de la Cité internationale des arts qui, selon un de ses participants, Franck Leibovici, aurait pu – provocation pour provocation – reprendre pour titre les propos de Bolton pour mieux les retourner, montre que, malgré ses faiblesses et ses difficultés, la vitalité de la Cour persiste et que celle-ci demeure un instrument et un symbole fort de la légalité et du droit international. Si l’exposition apporte un démenti cinglant à l’arrêt de mort ardemment souhaité – mais prématurément annoncé – d’un Bolton, c’est justement parce qu’elle ne vise pas tant à glorifier la Cour qu’à expliquer de façon claire et accessible son fonctionnement (salle 2 et 6 avec notamment une frise chronologique et un panneau sur les chiffres clés de la Cour) et surtout à renouer avec le sens profond de l’élan qui a porté les négociateurs de 1998, malgré leurs diversité et opposition de points de vue2, vers cet objectif commun, cette idée (qui est aussi un idéal) partagée : ne pas laisser la barbarie impunie.

L’institutionnalisation de cette idée, avec l’entrée en vigueur du Statut de Rome, nous a fait passer dans ce que nous avons appelé, avec Antoine Garapon, « les temps prosaïques » de la mise en œuvre ; des temps forcément difficiles, voire décevants, lorsqu’il s’agit concrètement d’enquêter, d’arrêter, de juger.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le statut de Rome (salle 1)

 

La complexité et la difficulté de juger

Juger, l’installation muzungu de Franck Leibovici et Julien Seroussi (salle 5 de l’exposition), nous en montre toute la complexité. Rares sont les œuvres qui nous font entrer ainsi au cœur même d’un procès qui s’est tenu à la CPI, en l’espèce celui de l’attaque d’un petit village de République démocratique du Congo – Bogoro – le 24 février 2003 par les milices des deux accusés, Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo. Le premier sera condamné pour complicité de crimes contre l’humanité, le second acquitté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Muzungu de Franck Lebovici et Julien Seroussi (salle 5)

Des extraits d’audience du procès, tel que sélectionnés par Leibovici et Seroussi pour leur livre Bogoro, sont diffusés en salle 7. L’installation de la salle 4 est, quant à elle, constituée par l’accrochage mural (sur 7 mètres de longueur et 2 mètres de hauteur) des preuves imprimées en format A4, enrichies par des codes couleurs et des étiquettes thématiques. Le public est invité à manipuler ces pièces du procès en en sélectionnant quelques-unes pour les raccrocher sur des portants séparés et créer ainsi des « micro-récits » qui participent d’un nouvel affichage, inédit et collectif, et d’une autre interprétation. Les visiteurs, aidés par un médiateur, s’approprient ainsi les images originelles, souvent peu parlantes et qui ne recèlent pas en elles-mêmes une valeur juridique (c’est le procès qui leur donne ce sens) en permettant un travail collectif sur ces pièces qui rappelle le travail collégial mené par la chambre d’instruction. L’installation donne donc aux visiteurs de l’exposition la possibilité de se retrouver dans la position de délibération des juges, sans pour autant aller jusqu’à l’élaboration d’un verdict (mais aussi dans celle du commissaire et du scénographe)3. Le dispositif est complété par la reproduction (bois, bronze, cire) de tampons de l’armée et des milices qui, mieux que des organigrammes, donnent à voir la multiplication et la recomposition incessante de ces groupes armés. D’où l’extrême complexité des dossiers qui comptent des acteurs et responsables de différentes natures (comme le féticheur, un personnage occulté mais central que les artistes mettent en lumière) et dont la reconstitution des faits repose sur des témoins pas toujours crédibles. Ce que montre aussi de façon saisissante les murs thématiques (le village Bogoro, les crimes, les responsabilités) sur lesquels s’étoilent des constellations de citations clés de témoins reliées entre elles par des fils de couleurs qui indiquent la fiabilité (crédible, douteux, non crédible) de ces témoignages. En un coup d’œil, on peut ainsi se rendre compte de la manière dont les questions fondamentales des juges ont pu être prouvée ou non. Le constat est sans appel : les zones d’ombre et les incertitudes demeurent très importantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Muzungu (les faits, les témoins)

 

Nécessité de juger malgré tout

La nécessité malgré tout de juger ces crimes nous est imposée par l’insoutenable violence dont témoignent tous ces enfants qui, par leurs dessins, rassemblés par Zérane Girardeau, nous donnent à voir non seulement leurs souffrances mais aussi le sens même de ce qui justifie la création de la CPI.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Déflagrations, Z.S. Girardeau (salle 4) / Crédit photo : Patrick Hepner

Tirée d’un corpus beaucoup plus large, appelé « Déflagrations » et couvrant un siècle de violences de masse4, les salles 3 et 4 présentent une sélections de dessins d’enfants rescapés de guerres et de massacres dans des pays où la justice pénale internationale a pu conduire des procès (Rwanda), pour des situations dont la CPI s’est saisie (République démocratique du Congo, Darfour, Ouganda, ou encore, plus récemment la déportation des Rohingyas) ou aurait dû l’être si l’usage du véto n’avait pas empêché le Conseil de sécurité de la saisir (Syrie). Les images réalisées par les enfants sont complétées par une mise en scène de leurs paroles fragiles, peu écoutées pour elles-mêmes, et souvent bouleversantes (Nikolina : « Aux enfants du monde entier, j’enverrai une barrette de chocolat, un petit poisson et un hérisson. Aux adultes, je ne sais pas… »). Des adultes, anthropologues, historiens ou artistes, répondent à cette interpellation silencieuse (pourtant toute imprégnée encore du fracas des cris et des bombes) du dessin des enfants : Françoise Héritier, Enki Bilal, Stéphane Audoin-Rouzeau, Olivier Bercault, Monique Chemillier-Gendreau, Patrick Hepner, Erri de Luca, Mona Luison, Brian McCarty, Ernest Pignon Ernest, Vladimir Velickovic. La salle 3 résonne des mots de ces enfants du malheur filmés et enregistrés dans des camp de réfugiés. Le son du violoncelle surgit dans ce même espace. C’est celui de l’artiste Sonia Wieder-Atherton qui répond à un dessin d’une enfant syrienne. Comme une tentative, aussi puissante que dérisoire peut-être, d’apporter un peu d’harmonie à un monde de déflagrations dont les victimes réclament encore et toujours justice. Résonnent aussi (en salle 7), comme un écho à ces dessins d’enfants, les gouaches dessinées par Viktoriia Sviatiuk, une jeune artiste ukrainienne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Déflagrations, Z.S. Girardeau (salle 3)

Continuer de juger, continuer de créer

Comme affirmation de cette idée originelle de la justice pénale internationale, née – faut-il le rappeler – des effondrements des deux guerres mondiales, le Statut de Rome a, tout comme – dans un autre registre – la composition musicale de Sonia Wieder-Atherton, une valeur « poétique », au sens étymologique de « Poien », qui veut dire en grec « Créer ». Tout entier exposé (en salle 1) selon un dispositif qui fait écho à la mise à plat panoramique des éléments de preuve faite par Leibovici et Seroussi, ce texte fondateur crée ex-nihilo une nouvelle attente de justice et il donne sur la scène internationale un sens à une action orpheline de ses grands récits mythiques. Or la confrontation à la « réalité prosaïque » des conflits ne peut résister à l’usure et aux déceptions que si nous n’oublions pas le souffle de l’idéal qui a porté la période « héroïque » pour l’existence de cette Cour. Juger/Créer, ces deux paradigmes sont inextricablement liés. C’est là un des fils conducteurs de cette exposition qui, à la manière des étoiles de fil de laines imaginées par Seroussi et Leibovici, en compte plusieurs.

Cette exposition n’est pas une fin en soi. Elle marque une étape. Pas seulement parce que la CPI n’a fait, à l’échelle de l’histoire dans laquelle elle s’inscrit, que poser ses premiers jalons. En justice pénale internationale, 20 ans n’est pas l’âge de la maturité, même si il n’est plus tout à fait celui des premiers balbutiements. Cette exposition est une étape aussi pour ceux qui l’ont réalisée. Déflagrations, ce corpus de dessins, est aussi un projet au plus long cours, Zérane Girardeau continuant de défendre le projet d’une « Maison de l’enfance en guerre ». Muzungu également est appelé à prendre de nouvelles formes. Après le livre et l’installation murale, une forme sonore en dialecte swahili est en préparation, et le dialogue de Leibovici et Seroussi avec la Cour se poursuivra. Enfin, au-delà de sa possible reprise dans d’autres villes et dans d’autres lieux ou centres d’art, cette exposition témoigne de l’urgente nécessité de construire, en France, un espace permanent d’expositions, de ressources documentaires, d’archivage et de débats, entièrement consacré aux crimes internationaux et à la justice pénale internationale. A quelques pas seulement de la Cité internationale des arts, le Mémorial de la shoah témoigne, si besoin en était, de l’importance de tels lieux. La création d’un espace permanent pour inscrire dans la mémoire, dans l’éducation, dans la recherche, dans l’espace public, les questions liées à cette justice internationale est une évidence qui, à terme, s’imposera. Cette exposition peut aussi aider à faire prendre conscience de cette carence actuelle et inviter à pousser plus loin le maillage entre justice et créations.

 

Joël Hubrecht

 

Notes :
1. Le ministère français de la Justice, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères auxquels se sont joint l’IHEJ (et l’auteur de ces lignes), l’ENM et l’association hollandaise Creating Rights.
2. Voir Fanny Benedetti, Karine Bonneau & John L. Washburn, Negotiating the international criminal court. New-York to Rome, 1994-1998, Martinus Nijhoff Publishers, 2014.
3. Voir F. Leibovici et J. Seroussi, bogoro, Editions questions théoriques, 2016 et pour une réflexion plus large et approfondie sur cette œuvre protéiforme voir J. Hubrecht, « Rendre visible le process du procès : muzungu/bogoro par Franck Leibovici et Julien Seroussi », Les cahiers de la justice, 2019/1.
4. Zérane Girardeau (dir.), Déflagrations. Dessins d’enfants, guerres d’adultes, Anamosa, 2017.
5. En collaboration avec la Cité internationale des arts, les organisateurs de l’exposition « Juger Créer.
Regards sur la Cour pénale internationale » ont invité cette artiste qui a été en résidence à présenter
des oeuvres en lien avec une situation traitée par la CPI. Sur la base de deux déclarations de l’Ukraine en 2014 et 2015, le procureur de la CPI a obtenu une compétence limitée pour ouvrir un examen préliminaire sur la période allant du 21 novembre 2013 au 22 février 2014, qui porte essentiellement sur des crimes contre l’humanité qui auraient été commis dans le cadre des manifestations qui ont eu lieu place Maïdan à Kiev et dans d’autres régions.