Tribunal spécial pour le Liban : un bilan d’étape

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Dans un contexte de déstabilisation et de fragilisation du pays, causé par le débordement – si ce n’est la contagion – de la guerre en Syrie, les dixièmes commémorations du 14 mars 2005 ont semblé marquer l’essoufflement du mouvement qui avait conduit à la création du Tribunal spécial pour le Liban (TSL). Pourtant, ce dernier, partiellement protégé des secousses de la scène libanaise par sa localisation aux Pays-Bas, poursuit imperturbablement son œuvre. En janvier 2015, l’ONU, par l’intermédiaire du porte-parole de son secrétaire général Ban Ki-Moon, a même réaffirmé son soutien et prolongé son mandat de trois ans, jusqu’en mars 2018. Le tribunal, ouvert en mars 2009, fonctionne depuis déjà cinq ans. Quel bilan d’étape peut-on dresser ?

Un tribunal actif mais toujours controversé

Débuté en janvier 2014 contre quatre accusés (Salim Jamil Ayyash, Mustafa Amine Badreddine, Hussein Hassan Oneissi et Assad Hassan Sabra), tous membres du Hezbollah, le premier procès du tribunal impliqua cinq mois plus tard un cinquième suspect, également membre du mouvement chiite : Assan Habib Merhi. Contrairement à d’autres tribunaux ad hoc qui ont traité un grand nombre d’affaires (le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie par exemple en aura ouvert au total 70), le TSL n’est pour l’instant le tribunal que d’une seule grande affaire, conduite de surcroît en l’absence des cinq fugitifs. D’autres affaires suivront peut-être mais d’ores et déjà, le TSL ne ménage pas ses efforts pour démontrer qu’il n’est pas qu’une coquille vide.

Bien que régi par un droit complexe, basé sur le code pénal libanais tout en mêlant procédure nationale et droit international, le tribunal entend rendre accessible et expliquer le déroulement de ses procédures non seulement à ceux qui ont directement souffert de l’attentat du 14 février 2005, mais aussi à toute la population libanaise. Ainsi, la section d’appui aux victimes et aux témoins et la section de participation des victimes permettent aux 70 victimes habilitées par le tribunal, si elles le souhaitent, d’assister aux procédures en bénéficiant de mesures de protection. De plus, les représentants légaux des victimes leur adressent personnellement un compte rendu mensuel des audiences quotidiennes. Traduites en arabe et en anglais, ces informations sont également mises en ligne à destination du public sur le site internet du tribunal (1).

En dépit de cette politique de communication, force est de constater que la médiatisation du procès ne suit pas pour autant et que l’affaire en cours ne fait pas l’objet d’une pléthore de reportages ou de commentaires.

Par ailleurs, le tribunal conduit des actions extérieures au Liban et ailleurs. Il apporte son appui à un programme de cours de droit international sous forme de vidéos, dispensé aux étudiants des huit facultés de droit libanaises par l’institut Asser aux Pays-Bas. Enfin, des représentants du tribunal et du bureau de la défense se rendent à de nombreux événements à travers le monde. A titre d’exemple, en septembre 2014, le TSL a participé à un atelier inter-juridictions organisé par la Cour pénale internationale (CPI), concernant les pratiques élaborées dans le cadre de l’activité judiciaire. Celui-ci a permis à de nombreuses juridictions œuvrant pour la justice internationale de partager leurs expériences et d’en tirer des leçons.

La CPI ne s’est cependant pas inspirée de toutes les bonnes pratiques présentes dans d’autres juridictions, en particulier de l’une des plus remarquables apportée par le TSL. En dehors de la spécificité même du mandat de celui-ci, portant pour la première fois dans un tel cadre la question des crimes de terrorisme et la possibilité du recours au procès in abstentia, le tribunal mixte peut en effet faire valoir son apport dans l’organisation et l’institutionnalisation de la défense. Ce bureau basé à Leidschendam et à Beyrouth aurait pu servir de modèle et alimenter la réflexion sur la réforme lancée par le greffe en janvier 2014. Malheureusement cela n’a pas été le cas, ce que lui a vigoureusement reproché le chef du Bureau de la défense François Roux (voir notre veille d’actualité à ce sujet).

Cependant, au-delà de ses activités juridictionnelles témoignant de la volonté du tribunal d’être présent aussi bien sur la scène libanaise que sur la scène internationale, le climat de polémique qui avait accompagné sa création ne s’est pas pour autant éteint. Le tribunal a ainsi été accusé par la chaîne satellitaire Aljadid, relayée par sa concurrente Almanar, – affiliée au Hezbollah – de filtrer les informations destinées au public et d’exercer « une censure contre le peuple libanais et les médias libanais. Pire, il viole le droit à la liberté d’expression en estimant que tous les dossiers émanant de l’intérieur du tribunal international sont confidentiels, même ceux qui ne sont pas estampillés de la mention « top secret». Les propos sont virulents et ne font pas dans la nuance.

Une opinion publique partagée entre lutte contre l’impunité, querelles d’intellectuels et thèses conspirationnistes

Ainsi, malgré tous ses efforts, le tribunal suscite encore aujourd’hui beaucoup de polémiques dans l’opinion publique libanaise. Ses détracteurs ne lui pardonnent pas ce qui, à leurs yeux, demeure un péché de naissance ineffaçable : la non-conformité de la négociation créant le tribunal avec la procédure constitutionnelle libanaise, le président de la République et le parlement ayant été écartés des débats. De plus, son impact est dénigré comme contre-productif : l’historien libanais George Corm, ancien ministre des Finances, considère que l’institution n’a eu pour effet que de susciter de nouvelles tensions au Liban (2). Enfin, une troisième salve porte sur sa prétendue instrumentalisation : contesté dès sa création par la coalition politique du 8 mars, le tribunal est considéré par le Hezbollah et ses alliés comme un instrument aux mains d’Israël et des États-Unis.

A l’inverse, les leaders du mouvement du 14 mars, composé essentiellement de chrétiens et de sunnites et soutenu par les grandes puissances occidentales, défendent le bien-fondé de la juridiction. Ils estiment que le Liban ne pouvait faire l’économie de ce tribunal basé à l’étranger, la justice libanaise leur semblant toujours incapable de résister, à elle seule, aux pressions et aux intimidations politiques exercées dans le pays. Le TSL ouvre une brèche dans la culture d’impunité qu’une grande partie de la population n’accepte plus.

De ce climat de tensions permanentes qui connaît régulièrement de fortes et dangereuses poussées de fièvre, il ressort que l’esprit des accords de Taef (le traité de paix inter-libanais signé en octobre 1989) n’a peut-être pas entièrement disparu mais apparaît aujourd’hui figé et au bord de la rupture. Pourtant rien ne permet d’assurer que le TSL ne soit qu’une illustration supplémentaire de la situation de « souveraineté limitée » dans laquelle le pays se trouve depuis presque cinq décennies. Il peut au contraire, en démontrant que la justice est possible et n’a pas à être forcément sacrifiée au nom de la stabilité et de la paix interne, amorcer un processus de réappropriation et de réinvestissement dans les institutions judiciaires. En mars 2014, le conseil d’État a reconnu aux familles de disparus le droit d’accès aux rapports des trois commissions d’enquête sur les disparitions forcées. La contribution de ces rapports de 2000, 2001 et 2005 à la recherche de la vérité est certes limitée et le CICR se montre aujourd’hui plus actif que le gouvernement libanais qui bloque depuis trois ans le projet d’une nouvelle commission aux pouvoirs élargis. Pour autant, il reste bien quelques motifs d’espérance dans le marasme ambiant.

Un procès qui en appelle d’autres ?

A l’heure actuelle, le procès sur l’attentat du 14 février 2005 qui a coûté la vie à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri concerne donc cinq accusés qui ne se sont pas livrés et n’ont pas été arrêtés. D’autres attentats survenus avant, mais présentant des liens avec celui de février 2005, comme les tirs de roquettes contre la chaîne du Futur en 2002, sont évoqués en audience sans faire pour autant eux-mêmes l’objet d’affaires. Le procureur n’a pas non plus écarté la possibilité d’intégrer, en établissant des liens de connexité avec l’affaire Hariri, d’autres attentats commis après février 2005, comme, parmi plusieurs personnalités assassinées depuis dix ans, celui contre Mohamed Chatah. Le TSL creuse-t-il ainsi la brèche de l’affaire Hariri pour poursuivre la dynamique de justice qui a conduit à sa création ou, comme toute structure temporaire tend à la faire, cherche-t-il à (per)durer en se prévalant d’une « communication auto-justificatrice » ?

Le procès Ayyash et autres (STL-11-01), qui constitue donc la raison d’être du tribunal, avait réussi, malgré un banc des accusés désert, à faire de l’ouverture, le 16 janvier 2014, et des propos liminaires, un évènement. La jonction de l’affaire Merhi à l’affaire Ayyache et autres a ralenti, durant quelques mois, la procédure et a semblé faire retomber le soufflé. Depuis la reprise des débats en juin 2014, le rythme des audiences est pourtant à nouveau soutenu sans que l’on puisse forcément voir dans l’inflation des chiffres la preuve d’un bon fonctionnement. Plus de 50 témoins sur les 167 personnes prévues au départ ont déjà déposé devant la Chambre de première instance et 636 pièces ont été versées comme éléments de preuve. Examen nécessaire et pertinent ou exercice « chronophage et budgétivore » dont l’utilité est discutable ? En tout cas, des experts ont pu éclairer le tribunal sur la collecte et l’identification de restes humains et de pièces de véhicules retrouvés sur la scène de crime, tandis que d’autres déterminaient la nature des explosifs utilisés pour perpétrer l’attentat. Plusieurs personnalités politiques ont également fait état de la situation au Liban avant les attentats, comme le chef Druse Walid Jumblatt et Ali Mohamed Hamade. Moustapha Nasser, médiateur entre Rafic Hariri et le Hezbollah, a lui aussi été entendu, lors d’une audience plutôt houleuse.

Bien que la procédure par défaut permette de ne pas laisser le processus judiciaire dans l’impasse (le TPIY avait dû lui attendre près de 15 ans avant de pouvoir juger les deux principaux responsables bosno-serbes), le procès in abstentia n’offre pas la meilleure des configurations. Le TSL devra-t-il s’en contenter ou parviendra-t-il finalement à convaincre les autorités libanaises et le Hezbollah de répondre aux mandats d’arrêt du tribunal et de livrer les accusés afin qu’ils puissent être entendus avant que les juges ne rendent leur sentence ? Surtout, le procureur n’est pour l’instant pas parvenu à remonter jusqu’aux commanditaires. Ni des leaders du Hezbollah ni des personnalités syriennes ne sont directement impliqués. Or, bien que personne ne doute sérieusement que l’opération ait été commanditée, si le tribunal se limite au jugement de cinq « sympathisants du Hezbollah », il n’aura pas été à la hauteur des attentes et des espoirs qu’il a suscités. Il faudrait d’autres procès. Mais devant le TSL ou, lorsque la situation le permettra, devant des juridictions nationales, oeuvrant au Liban et non plus à l’étranger ?

En attendant que d’éventuelles nouvelles affaires d’envergure puissent être ouvertes, le procès Ayyache et autres est sinon perturbé du moins accompagné, depuis mai 2014, par deux affaires concernant des faits d’outrage et d’entrave à la justice, ayant trait à la divulgation de l’identité de témoins protégés. Sans compter les autres recours formés par des membres du personnel concernant des décisions administratives et disciplinaires prises par le greffier. Ces procédures incidentes ne sont pourtant pas sans intérêt. Au contraire. On notera ainsi, qu’en janvier dernier, la chambre d’appel du TSL a confirmé que le tribunal était bien compétent pour juger les personnes morales dont la responsabilité avait été engagée concernant les affaires d’outrage. Au total, deux personnes physiques et deux personnes morales (organes de presse) sont poursuivis pour avoir publié des informations liées à liste des témoins de l’affaire Ayyashe. Karma Khayat, vice-présidente de la chaîne télévisée Al Jadeed, s’est défendue n’avoir voulu qu’alerter sur les « failles » du tribunal tout en prenant garde de ne pas publier de noms (ce qui a par contre été fait par un autre site non inquiété à ce jour). Son procès s’est ouvert le 16 avril 2015, la présentation des moyens à charge puis des moyens de défense étant programmée jusqu’au 15 mai 2015. La peine maximale prévue est de sept ans de prison et de 100.000 euros d’amende. Le procès d’Ibrahim al Amin, rédacteur en chef du quotidien Al Akhbar devrait commencer cet automne. Ces accusés seront donc les premiers à être jugés par le TSL. Ayyash et ses complices ne connaitront le verdict des juges que plus tard.

Joël Hubrecht et Sophie-Victoire Trouiller


(1) Voir le dernier bulletin en date (février 2015). Les audiences sont également filmées et la retransmission assurée avec un décalage de 30 mn.