Conflits et convergences autour du brevet européen

La première séance du séminaire « Droit, marchés et globalisation » a porté sur la création, en 2015, d’une nouvelle juridiction européenne spécialisée sur les brevets. Cette innovation institutionnelle, très longue à aboutir, s’inscrit dans la proposition par la Commission européenne en 2000 de créer un brevet européen.

Adopté lors du Conseil européen de décembre 2012, le projet de règlement visant à mettre en œuvre une coopération renforcée en matière de brevets est le dernier épisode d’une longue histoire engagée depuis la Convention de Munich de 1973 qui crée l’Office Européen des Brevets (OEB). Ce n’en est toutefois pas la fin, comme l’atteste le fait que la décision ait été conditionnée au retrait des articles 6 à 8 qui vide le projet de l’essentiel de son contenu, rejeté d’ailleurs par le Parlement européen pour cette raison. Le problème reste cependant entier et la question en particulier du contentieux sur les brevets européens se pose quasiment depuis l’entrée en fonctionnement de l’OEB en 1979.

Dans cette présentation sur la juridiction européenne des brevets, thème de la première séance du séminaire « Droit, marchés, globalisation », Bertrand Warusfel, professeur à l’université de Lille 2, rappelle que l’OEB est lui-même issu de discussions compliquées remontant aux années 1960, marquées notamment par la Convention de Strasbourg, et qui expliquent la solution assez curieuse qui a été donnée aux problèmes soulevés. Elle repose d’abord sur l’idée d’une intégration partielle, uniquement en amont : les déposants de brevets disposent d’un guichet unique, à Munich, où ils obtiennent un Brevet Européen, mais ils désignent dans la foulée les pays dans lesquels ils en demandent l’application, et dans lesquels ce brevet européen se transforme en brevet de droit national soumis aux juridictions nationales. En somme, ce brevet est une fiction juridique, qui se fragmente dès sa création. Cela étant, l’OEB et la convention de 1973 portent bien une définition de la « brevetabilité », ce qui unifie en partie l’objet bien qu’en aval, forcément, les juridictions nationales ont interprété cette définition de diverses manières – et sans cassation européenne. Ce compromis se révèle ainsi « ambivalent et ingénieux », mais aux limites parfaitement visibles, y compris en ce qui concerne la contrefaçon.

Second problème soulevé par le dispositif de 1973 : la convention de Munich est extérieure au droit communautaire, l’OEB n’appartient donc pas aux institutions européennes, le tout relevant du droit public international et d’un organisme administratif ad hoc auquel les Etats ont délégué un mandat donné. Relevant initialement de la facilité diplomatique, cette solution a aussi eu l’avantage de permettre l’intégration de pays non-membres de l’UE, comme la Turquie [1]. Corollaire de ce statut spécifique : l’organisation s’est développée de manière autonome par rapport aux institutions européennes, la Cour européenne de justice (CEJ) notamment, et ce, alors même que le reste de la propriété industrielle – marques, dessins et modèles – se déploie dans le cadre ces institutions.

Pour répondre aux problèmes posés, on a donc cherché, pendant longtemps, à inventer un brevet unitaire, intégré à l’ordre juridique et judiciaire européen. Cela alors que la Commission a eu les plus grandes difficultés à légiférer sur les questions de la propriété intellectuelle en matière de biotechnologies et de logiciels : des enjeux de frontières, non précisément traités par le texte de 1973, et sur lesquels elle a essayé de contourner l’OEB.

Ainsi se posent deux types de problèmes depuis la fin des années 1970 : la convergence vers le droit européen et l’intégration en aval, vers le contentieux. Une série de propositions ont été faites en ce sens, sans succès à ce jour : la Convention de Luxembourg (1979) proposait d’ajouter un brevet communautaire au-dessus du brevet européen, les deux étant distribués et gérés par l’OEB.  Cette Convention n’a jamais été ratifiée. Une nouvelle mouture, puis un projet de règlement communautaire échoueront par la suite.

Pourquoi ces difficultés ?

Deux raisons apparentes. Tout d’abord, les gros déposants sont satisfaits du dispositif actuel – peu onéreux, flexible, et doté d’un personnel proche d’eux. De là la question de la traduction dans toutes les langues communautaires, qui longtemps aurait été le corollaire du passage à un brevet communautaire. L’institution, tout comme ses clients, sont satisfaits du statu quo et ne veulent pas passer sous l’aile de Bruxelles.

Dans les années 2000, les termes du débat changent avec le Protocole de Londres qui permet qu’un brevet européen soit valide même s’il n’est pas traduit, uniquement disponible dans la langue choisie par le déposant. On trouve ici, à nouveau, la trace des grands déposants (européens mais aussi américains ou japonais). Mais l’Union européenne n’avance pas au-delà et, vers 2002-2003, l’OEB, pressentant peut-être une opportunité, soutient un groupe informel ancré dans le secteur privé et les praticiens, qui propose le projet European Patent Litigation Agreement (EPLA). Mais la Commission oppose une résistance farouche à cette proposition et produit en 2007 une « note » rédigée par son service juridique : celle-ci oppose au projet EPLA que, dans le cadre actuel de l’OEB, et compte tenu du développement du droit communautaire de la propriété industrielle, il n’est pas sûr que les Etats-membres aient la possibilité de signer un accord extérieur sur cette question, c’est-à-dire sous le seul chapeau de l’OEB.

En 2007-2008, la France propose une nouvelle option entre statu quo et intégration aux institutions communautaires, soit l’invention d’une juridiction des brevets qui réponde aux limites actuelles de l’OEB tout en étant un jour à même d’accueillir un brevet communautaire. Le Conseil européen lance son propre groupe de travail (juges, avocats, secteur privé) pour avancer une proposition, mais ce groupe est arrêté net par un avis de la CEJ, en mars 2011, qui oppose que, dans un tel cadre, les juridictions nationales agissant comme juge de droit commun sur le brevets, ne pourraient pas poser, en matière de brevets, de questions préjudicielles [2] à la CEJ, ce qui pourrait mettre en danger l’harmonisation du droit de l’Union. La Cour dispose ainsi que les litiges en matière de brevet doivent relever des tribunaux de chaque État membre. Ces derniers ne peuvent abandonner cette compétence au profit d’une juridiction créée par un accord international.

La question s’est donc de nouveau posée sur l’ancrage final d’une telle juridiction des brevets améliorée dans l’ordre judiciaire européen, notamment vis-à-vis de la CEJ. De là est sortie la solution actuelle : mettre en place une « coopération renforcée » qui permet de ne pas avoir tous les pays-membres à bord – donc en particulier les irréductibles en matière de brevets communautaires, Italie et Espagne (pour des raisons linguistiques) –, et création d’un brevet européen « à effet unitaire ».

Tensions et divergences

Un élément-clé est certainement celui de l’intérêt des grands déposants européens, défendus par Business Europe, la principale institution de représentation du patronat européen, dans le cadre d’une concurrence globalisée sur les brevets, leur droit et leur juridiction. Il s’agit pour eux de défendre les positions européennes en la matière face aux Etats-Unis, au Japon ou au Brésil. La priorité est donc ici à un contentieux simple, cohérent et peu coûteux, et à un droit des brevets fortement intégré, administré par une institution avec les compétences et, si possible, le soutien des grands cabinets d’avocats.

Il y a ensuite les tensions et divergences entre l’OEB, qui profite d’un fonctionnement indépendant et opulent, et les institutions communautaires. Concrètement, si la CEJ devient la cour de cassation en matière de brevet, a-t-elle les compétences techniques suffisantes ? Se jouent également des questions d’intérêt national, avec en particulier la pression des Allemands, qui se considèrent les meilleurs dans ce domaine, notamment avec leur juridiction spécialisée (le Bundespatentgericht), leur barreau spécialisé et leur procédure à deux branches (une « bifurcation » entre la question de la validité d’un brevet et elle de la contrefaçon), d’où l’appréhension d’une dissolution de la tradition allemande en la matière, notamment si la nouvelle juridiction passe sous l’autorité de la CEJ. A cette appréhension s’ajoutent aussi une méfiance plus générale du monde du brevet vis-à-vis de l’Union européenne et des interrogations autour de la structure de la future juridiction. Enfin, les prestataires en matière de brevet – conseils et mandataires – sont en faveur de cette réforme qui leur permettrait par hypothèse de plaider, ce qui leur est interdit dans un certain nombre de pays, dont la France.

De la discussion qui a suivi cette présentation, nous avons retenu qu’il y a bien autour de l’OEB une forme d’autorégulation, à l’intérieur de laquelle certains membres du club sont intéressés à introduire des réformes, mais sans perdre l’autonomie qui leur convient si bien et en restant donc en marge de l’ordre juridique et judiciaire européen. Se pose aussi la question des taxes à payer, donc du coût du système pour les déposants, au moment du dépôt du brevet et ultérieurement, en cas de litige. Le projet actuel prévoit que la première instance pourra être confiée à un tribunal national désigné comme tribunal communautaire, le procès pouvant se tenir soit dans le pays où la contrefaçon a été constatée, soit dans celui du défendeur. Les effets du jugement s’appliquent ensuite à tout l’espace communautaire. On trouve ainsi au cœur du projet actuel le principe d’une économie « de scope » qui, a priori, convient mieux à de grandes firmes dotés de gros services juridiques. Restent toutefois des oppositions à cette coalition implicite entre l’OEB et ses « clients » : les PME et leurs divers représentants, les gouvernements de certains Etats, etc. Enfin, il y a aussi l’idée que les choix faits en 1973 sont aujourd’hui une partie des problèmes, que si l’on avait construit un « package droit-juridiction », l’évolution aurait été plus simple.

En conclusion, Claire Lemercier rappelle qu’il y a des effets stratégiques d’une construction symbolique de technicité d’un champ, d’une pratique donnée, qui sert le plus souvent à défendre une autorégulation et ceux qui l’assurent. Mettre en avant la dimension technique, spéciale de tel ou tel domaine est typiquement, souligne Antoine Garapon, secrétaire général de l’IHEJ, un moyen d’établir l’autorégulation, d’évacuer la dimension politique et d’expulser tout rapport à des valeurs supérieures, à des grands principes du droit. De fait, le droit global suit ces lignes de part en part et tend à ne voir dans les enjeux de régulation juridique que des questions de fonctionnement, sous des règles économicistes d’optimisation, des « algorithmes plutôt que du droit ».

Jérôme Sgard


(1)L’OEB compte actuellement 38 Etats membres.

(2)Le renvoi préjudiciel est une procédure du droit communautaire qui permet ou oblige un juge national à surseoir à statuer lorsqu’il ne se considère pas apte à interpréter la norme communautaire ou à en apprécier la validité. Il expose alors la question devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). L’interprétation du droit de l’Union européenne, la coopération de bonne foi entre juges nationaux et européens et l’uniformité du droit communautaire sont les trois enjeux du renvoi préjudiciel.