Justice et genre : autour du contentieux familial

Les affaires familiales, une justice rendue par des femmes pour des femmes ? Une question sensible, auquel la deuxième séance du séminaire Thérond a tenté de répondre hors des sentiers battus : si le genre reste une variable pertinente, d’autres facteurs sont déterminants.

En matière de justice, la question du genre est-elle une variable pertinente ? A voir ce qui se joue devant les juges aux affaires familiales, on pourrait être tenté de le croire. Si des associations telles que SOS Papa soutiennent cette idée, les chercheuses Sibylle Gollac et Hélène Steinmetz se sont cependant efforcées, lors de la deuxième séance du séminaire Thérond, de nuancer le propos. Elles se sont pour cela appuyées sur les résultats d’une enquête conduite en 2009-2010 sur les procédures judiciaires de séparation conjugale, à partir de 330 affaires observées dans quatre juridictions différentes.

Premier constat préliminaire : la féminisation indéniable des professions de justice. Depuis le début des années 2000, les femmes représentent plus de la moitié des magistrats en poste, alors qu’elles étaient 6% en 1959. En 2010, 76% de femmes sont sorties de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM), tandis que 86% de femmes ont été reçues au concours de l’Ecole nationale des greffes.

Devant les juridictions familiales, la question du genre des magistrats est ainsi devenue une question sensible, abordée spontanément par tous les magistrats comme les avocats. En outre, le contentieux familial oppose toujours un justiciable homme à une justiciable femme, même si, soulignent les deux chercheuses, les rapports de sexe s’articulent aussi sur des rapports sociaux de classe.

Des décisions peu différenciées

Leurs observations montrent une surreprésentation de femmes à l’audience, avec une majorité de femmes juges, avocates et greffières, et une sous-représentation des hommes justiciables, ceux-ci se déplaçant globalement moins que les femmes et subissant davantage la saisine de la justice. La principale hypothèse retenue est que les femmes ont plus à attendre de ces audiences. Elles se retrouvent majoritairement en charge de la résidence des enfants et viennent demander la fixation de la contribution du père à l’entretien de ceux-ci.

Cependant, l’étude ne démontre pas de différence caractérisée entre les décisions rendues. La résidence des enfants demeure confiée aux mères dans 77% des divorces, et dans 84% des séparations hors mariage (chiffres de 2003), en réponse aux demandes des justiciables eux-mêmes et comme conséquence de la répartition des situations socio-économiques entre les genres et des places dans les couples avant les séparations. Les désaccords sur la résidence des enfants ne représentent que 17,8% des situations.

Par contre une différence importante d’attitude est constatée lors des audiences entre les magistrats hommes et femmes, ce qui peut entrainer, chez les justiciables, des perceptions différentes vis-à-vis de la justice. Ceux-ci sont, notamment quand ils n’ont pas d’avocats, mis en situation d’exposer des éléments intimes de leurs vies, de rendre compréhensibles leurs demandes en termes juridiques et dans un temps très limité. Or ils n’ont pas les mêmes capacités à formuler leurs demandes selon la catégorie socioprofessionnelle dont ils sont issus. Le moment de l’audience est donc un moment crucial.

Du côté du juge, deux postures sont alors constatées : l’une pédagogique et dans la recherche du consensus, qui s’intéresse aux possibilités pratiques d’exécution des décisions et d’intervention sociale, est très souvent adoptée par les magistrates ; l’autre plus distanciée, marquant un relatif désintérêt à l’égard des  questions matérielles et illustrant une vision plus restrictive de la place du juge, relève davantage des praticiens hommes.

Ces différences de posture paraissent s’expliquer à la fois par le genre du magistrat et son parcours professionnel. Les femmes magistrates ont souvent d’abord occupé un poste de juge des enfants, avant de choisir, en raison de contraintes familiales – naissance d’enfants, situations professionnelles des conjoints –, la fonction de juge aux affaires familiales, moins tributaire des permanences nocturnes et permettant de travailler en partie à domicile. Nostalgiques de leurs anciennes attributions, elles réintroduisent leurs pratiques de juge des enfants dans la fonction de juge aux affaires familiales. Pour les hommes, cette dernière fonction est plutôt, dans une carrière, un passage rendu nécessaire par l’organisation de la juridiction. Interrogés sur la question du genre du juge, les magistrates se montrent inquiètes de leur objectivité, tandis que les hommes se perçoivent plus « neutres » dans ce contentieux.

Une vraie forme de justice ?

Cette justice familiale majoritairement rendue par des femmes est-elle reconnue comme une vraie justice par la magistrature ? Une question qui se pose aussi pour le barreau, les avocats de la famille étant très majoritairement des femmes. A cet égard, il est à noter que magistrates et avocates organisent elles-mêmes le déroulement des audiences, leurs horaires etc… faisant du service aux affaires familiales un service totalement autonome dans les juridictions.

Cette justice de cabinet, tenue sans robe, est-elle une figure de justice, ou penche-t-elle vers une forme de travail social ? Le flux des affaires, le temps limité consacré de ce fait à chaque audience, les débats sur les pensions alimentaires qui conduisent à des opérations très concrètes, et dans lesquels les juges se perçoivent comme des « guichets », « instrumentalisés par les CAF », conduisent ceux-ci à s’interroger sur leur place.

Le juge aux affaires familiales est-il loin des gens ? Selon Sybille Gollac, les magistrats ont généralement une position sociale éloignée de celles de nombre de justiciables, ne serait-ce que parce qu’ils ont un emploi stable. Ainsi, sur la question de l’autorité parentale, ils sont dans une logique de coparentalité, en raison de la loi et aussi en accord avec leur propre catégorie socioprofessionnelle. Or, les femmes des catégories sociales les plus populaires demandent souvent à exercer seules l’autorité parentale, ce qui crée à l’audience des incompréhensions et des échanges difficiles.

Comment s’élaborent les pratiques professionnelles de ces juges ? Si tous manifestent le souci professionnel de « bonnes «  pratiques, il est constaté des pratiques très différentes et une absence d’organisation collective sur le sujet. Les juges aux affaires familiales sont des juges statuant seuls. S’il se crée des réseaux internes de discussion, il n’existe pas de formalisation explicite des « bonnes «  pratiques professionnelles au sein des juridictions.

Sortir de la vision trop simple d’une justice rendue par des femmes pour des femmes : c’est ce qu’a permis le travail de Sibylle Gollac et Hélène Steinmetz, qui rappellent que demandes formulées et catégories socioprofessionnelles des justiciables restent des facteurs déterminants.

Sylvie Perdriolle
Magistrate, chargée de mission à l’IHEJ sur l’office du juge