Juge ou gestionnaire ? Questions sur une identité en tension

A partir des travaux de Cécile Vigour, chargée de recherche au CNRS, la première séance du séminaire Thérond a été l’occasion, le 12 mars 2012, d’engager une discussion autour des conséquences, sur l’identité du juge, d’une approche managériale de la justice.

A l’heure où les cadres généraux de réforme de l’Etat – LOLF, RGPP – affichent la double exigence de renforcer la qualité des services et de réduire les dépenses publiques, il semble que la justice n’échappe pas à la règle. Or, l’introduction, depuis quelques années, d’une logique gestionnaire dans ce secteur, plus sensible aux notions de coûts et d’efficience, peut parfois conduire à des contradictions préjudiciables aux justiciables.

En outre, cette logique modifie en profondeur les pratiques professionnelles, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’identité même du juge ainsi que sur le sens qu’il confère à son activité. En effet, si dans leur grande majorité, les magistrats sont convaincus de la nécessité de réfléchir à une organisation de la justice plus efficace et rendue dans des délais raisonnables, l’approche actuellement mise en œuvre a cependant pour conséquence de les placer face à des tensions et à des injonctions contradictoires, dont résulte une fragilisation de leurs identités et de leurs légitimités professionnelles. Elle a également un impact sur le devenir de l’institution elle-même, qui tend à être soumise, dans un mouvement de « dé-spécification », aux mêmes exigences que d’autres institutions étatiques.

Telles sont certaines des conclusions de l’enquête menée en 2010 et 2011 dans six juridictions par Cécile Vigour, chargée de recherche au CNRS, dans le cadre d’un projet soutenu par la Mission de recherche Droit et Justice du ministère de la Justice. A partir d’observations d’audiences et des pratiques de travail du greffe ainsi que d’entretiens réalisés avec des magistrats et des fonctionnaires de justice, cette enquête a donné lieu à la remise d’un rapport intitulé «Temps judicaire et logique gestionnaire. Tension autour des instruments d’action et de mesure», dont les résultats ont été présentés au cours de la première séance du séminaire Thérond, organisée à l’ENM le 12 mars 2012.

Une accélération du temps judiciaire

La mise en œuvre de cette approche managériale induit tout d’abord une accélération du temps judiciaire, qui suppose « d’adapter les modes de poursuite et la politique pénale aux contraintes organisationnelles de la juridiction (greffe et siège compris) et à l’exigence politique de réponses pénales systématiques et rapides ».

« La perception par les magistrats de leur rôle change, explique Cécile Vigour. Alors qu’autrefois, c’était la qualité juridique de leurs actes qui primait, désormais, cette rigueur technique doit être ajustée aux fonctions attribuées à l’institution judiciaire : non seulement rendre des jugements, mais le faire en temps utile. Les modalités de production d’une décision […] prennent de l’importance ».

« Le juge a longtemps été maître du temps judiciaire. Il se trouve aujourd’hui assigné à des objectifs de performance qui étaient étrangers aux magistrats dans les années 1970. L’acte de juger qui devrait être protégé est directement attaqué par la recherche de l’efficience, et je suis frappé de ses dégâts collatéraux sur l’identité et l’éthos du juge » (intervention d’Hubert Dalle, magistrat, coorganisateur du séminaire)

Ces confrontations entre logiques juridique et gestionnaire sont particulièrement difficiles à vivre pour les magistrats, car, sur certains aspects, elles heurtent le cœur même de leur identité professionnelle.

Cette accélération des procédures peut en effet entrer en conflit avec la demande légitime d’écoute des justiciables. De même, elle crée une tension au moment où les juges ont le sentiment d’une responsabilisation accrue à la moindre erreur d’appréciation. Enfin, la demande de sécurité juridique et de rationalité judiciaire au travers de barèmes et de procédures prévisibles peut entrer en conflit avec l’individualisation des décisions, grand principe de droit et d’action pour les juges.

Si cette accélération du temps n’est pas propre à la justice, il intervient dans un contexte de médiatisation accrue où l’opinion publique est particulièrement sensible aux erreurs, judiciaires en particulier, et où la pression pour être plus réactifs et plus efficients se fait fortement sentir sur les magistrats. Un certain nombre d’entre eux craignent d’être tenus pour responsable d’une mauvaise anticipation d’un risque (par exemple en matière de récidive pour un fait grave, etc.) ou d’une erreur d’appréciation, et de faire l’objet de sanctions disciplinaires considérées comme injustifiées quand bien même ils auraient exercé leur métier de manière consciencieuse.

« Ce qui est insupportable, ce sont les contradictions dans lesquelles on nous place […] D’un côté, on a des lois et des demandes politiques, légitimes, d’écoute humaine, de qualité, d’attention à tous les dossiers, de recours à la médiation ; et de l’autre, des conditions de travail, des demandes statistiques qui vont à l’opposé. Il y a un mal-être certain. On se sent dans une espèce d’étau, écartelé dans des demandes assez contradictoires. C’est le problème principal actuel. » (juge, vice-président d’un TGI, interviewé par Cécile Vigour)

Des tensions génératrices de stress et de souffrance au travail

La logique d’efficience et de rationalisation des coûts  « interfère ainsi avec la manière de juger, en influençant non seulement l’organisation des audiences, mais aussi parfois le non-respect de certaines règles de procédures, les décisions du magistrat de recourir ou non à des enquêtes, des expertises, à la médiation, etc… » Pour certains magistrats, ces multiples formes de rationalisation et d’injonctions contradictoires comportent un « risque de déshumanisation de l’exercice de la justice » doublé  d’une « fragilisation des identités professionnelles ».

Il existe en effet un « sentiment d’une dégradation structurelle des conditions de travail », que relève Cécile Vigour, qui « repose sur la perception d’une exigence d’augmentation de la productivité potentiellement infinie, un fonctionnement à flux tendus en raison du sous-effectif chronique et durable en greffiers et adjoints administratifs et la réduction des moyens observée ces dernières années dans les juridictions, quant aux frais de justice et aux dépenses de fonctionnement ».

« Le cœur du métier de juge est d’appréhender le temps, d’écouter, or aujourd’hui chacun est noyé par la masse des affaires. Les juges ont l’impression de n’être plus que des exécutants. Face à sa propre conscience, le magistrat doit décider de sa propre carrière, et faire carrière sous-entend aller dans le sens qu’il imagine qu’on attend de lui. Il doit appréhender sa propre responsabilité et se trouve contraint par un devoir de réserve et de loyauté tels qu’il estime qu’ils sont  définis. C’est quand il décide de s’extraire de ces notions qu’il peut enfin prendre position »
(intervention de P., magistrat)

Les magistrats dits « de base » souffrent notamment du manque de reconnaissance de leur travail, alors même que des efforts importants sont exigés d’eux. Ils ressentent dans l’ensemble douloureusement ce qu’ils perçoivent comme du mépris de la part des responsables politiques et la stigmatisation dont ils estiment faire l’objet de la part des médias. Le « traumatisme » d’Outreau, systématiquement cité, hante encore les esprits, surtout chez les jeunes magistrats.

A la source de ces tensions ne se situent pas seulement les contradictions de l’administration centrale elle-même, qui poursuit différents objectifs sans qu’une hiérarchie soit toujours clairement établie entre eux. Ces difficultés tiennent aussi, plus profondément, au manque de réflexion à long terme sur les missions de l’institution judiciaire, au profit d’une réflexion sur son organisation.

Redéfinir les missions de la justice

« Depuis plusieurs décennies déjà, les chefs de juridiction en particulier réclament une redéfinition des missions de la justice et leur recentrage sur ce qui constitue le cœur de métier des magistrats, souligne Cécile Vigour. Cette redéfinition apparaît comme une contrepartie nécessaire de la non-compensation des départs à la retraite et de la réduction des effectifs de magistrats et fonctionnaires qui en résultent. Tout en poursuivant les efforts pour mieux organiser les services, c’est une réflexion de fond quant aux attentes du politique et de la société à l’égard du juge et du procureur qui est souhaitée. Attente pour le moment largement déçue ».

« Il y a une grande différence selon qu’est privilégiée une approche de la justice comme institution ou une approche comme service public. Pour moi aujourd’hui, c’est un projet d’affaiblissement de l’institution judiciaire qui se réalise ; dénier la spécificité de l’institution, c’est l’affaiblir » (intervention d’Hubert Dalle)

Tout en acceptant les impératifs d’une bonne gestion et l’exigence de reddition des comptes, les magistrats contestent le fait que la justice puisse être considérée comme « une administration comme une autre », alors qu’il s’agit d’une autorité constitutionnelle et d’une institution qui contribue à la régulation sociale.

Ce mouvement de dé-spécification de la justice conduit à un affaiblissement du politique, « au sens où la dimension proprement politique des missions assurées par cette fonction régalienne et de son statut politique se trouve estompée par la primauté accordée aux aspects organisationnels et managériaux. La recherche d’efficience s’effectue en effet au détriment d’une réflexion sur les missions de l’institution judiciaire et le sens de son action ».

« La question est de savoir ce qu’il se passe quand une institution répond à une logique de service. Une logique de service, c’est quand tout le monde s’identifie au justiciable client, c’est un système où le politique adopte le point de vue du justiciable contre le juge, ce qui est un véritable renversement des positions, puisqu’avant c’était plutôt une alliance  contre l’individu. Il s’agit d’une logique libérale d’action minimale, qui garantit une prestation paramétrée, mais renonce à demander à l’institution de produire du sens partagé » (intervention d’Antoine Garapon, secrétaire général de l’IHEJ, coorganisateur du séminaire)

Les préoccupations croissantes en termes de célérité, de coût et de qualité transforme ainsi « les pratiques, la rationalité classique de la justice, en modifiant l’ethos des professionnels qui y participent, les fondements de leur légitimité, ainsi que le sens qu’ils confèrent à leur activité »

Mais au-delà, ce passage de l’institution judiciaire, originellement conçue comme productrice de valeurs et de symboles, à une organisation productrice de décisions judiciaires, conduit, à certains égards, à mettre au second plan le statut politique et symbolique de la justice.

Isabelle Tallec
Rédactrice en chef