Le juge de l’application des peines entre logique pénitentiaire et judiciaire

Quelles sont les évolutions et les perspectives de la fonction du juge de l’application des peines ? Cette séance du séminaire Thérond a permis de confronter les points de vue autour des travaux du sociologue Christian Mouhanna et de l’expérience de Jean-Claude Bouvier, vice-président chargé de l’application des peines à Créteil.

La fonction de juge de l’application des peines est aujourd’hui surexposée dès qu’un drame survient, ce alors que les politiques publiques sont devenues illisibles.  Chacun constate des tensions très fortes entre le principe d’un accompagnement individualisé vers la réinsertion, rappelé par le législateur dans chaque loi votée, et des impératifs à la fois gestionnaires et humains imposés par l’augmentation importante de la population carcérale, souci premier de l’administration pénitentiaire.

C’est le  constat qui ressort de l’étude menée par le sociologue Christian Mouhanna, directeur adjoint du CESDIP, dans six tribunaux dont une maison d’arrêt. Ce travail s’inscrit dans une recherche plus large sur la chaîne pénale, qui permet de faire apparaître une première mutation du juge d’application des peines : le fort ancrage, dans les années 1980, de ce magistrat dans une fonction sociale, s’est progressivement effacé sans qu’une vision nouvelle de la fonction ne soit élaborée.

Il en ressort une hétérogénéité des pratiques des juges d’application des peines, laquelle ne naît pas seulement à partir de la confrontation des lignes libérales ou répressives. Avec la judiciarisation de ses décisions, le juge d’application des peines a progressivement acquis un véritable statut de magistrat : si l’on peut observer la construction de jurisprudences communes, les juges d’application des peines  revendiquent l’indépendance de leurs décisions singulières.

Ainsi, les juges peuvent être très confiants ou défiants à l’égard de l’administration pénitentiaire, pragmatiques ou très juristes, favorables à une quasi automatisation des décisions pour faciliter la gestion des flux ou soucieux d’une grande individualisation, ou bien encore partager plusieurs de ces positions. Ils choisiront donc de coopérer plus ou moins avec un système de gestion collective des peines fortement porté par l’administration et où le juge d’application des peines tient un rôle incontournable, qu’il s’agisse de participer à la régulation de l’ambiance en détention ou d’instaurer un « numerus clausus ». Avec l’extension des possibilités d’aménagement aux peines inférieures à deux années, la politique d’aménagement des peines est en effet devenue la clé des flux d’entrée en maison d’arrêt.  Cette individualisation des politiques des juges d’application des peines contrarie l’interdépendance des acteurs, obligeant chacun à s’adapter à sa jurisprudence, à l’exemple des parquets qui peuvent vouloir faciliter l’automaticité de certains aménagements de peine pour faire contrepoids à des juges restrictifs, ou, au contraire, adopter des politiques d’appel systématique contre les décisions des juges considérés comme trop libéraux.

En contrepartie de cette indépendance, l’autorité du juge d’application des peines se retrouve menacée. La direction qu’il exerçait sur le travail des conseillers d’insertion et de probation a été contestée avec l’émergence des services pénitentiaires d’insertion et de probation, et les normes de travail développées par la direction de l’administration pénitentiaire. Le juge d’application des peines est ainsi amputé d’une partie de son influence, particulièrement en ce qui concerne les aménagements des peines en milieu ouvert où la masse des dossiers rend difficile le suivi du travail des conseillers d’insertion et de probation. La récente introduction du diagnostic à visée criminologique est un exemple du glissement des pouvoirs du juge d’application des peines. C’est aussi le cas avec la surveillance électronique de fin de peine décidée par les parquets, et sur laquelle le juge d’application des peines n’a qu’un pouvoir d’homologation.

Jean-Claude Bouvier, qui a exercé cette fonction pour la première fois en 1992 et l’exerce depuis maintenant sept ans au tribunal de grande instance de Créteil, relève ce paradoxe d’une évolution du juge d’application des peines vers un statut pleinement juridictionnel et, en parallèle, une perte d’autorité. Il souligne le progrès certain que constitue la possibilité pour le condamné d’être entendu lors d’une audience dans un débat contradictoire. Cette évolution très importante explique que les juges de l’application des peines souhaitent exercer pleinement leur fonction juridictionnelle et qu’ils revendiquent des décisions singulières s’appliquant à des situations singulières.

Il attribue les tensions actuelles aux contradictions des politiques publiques et des textes votés. Si la loi consacre un objectif de réinsertion des condamnés par les aménagements de peine, les politiques effectivement mises en œuvre par les parquets et l’administration pénitentiaire les réduisent le plus souvent à des outils de désengorgement des maisons d’arrêt. Plus largement, on constate que le développement des aménagements de peine dans la dernière décennie s’est fait en parallèle avec l’instauration des peines planchers et une politique de poursuites pénales systématiques.

Pour sortir de cette confusion, il  propose une redéfinition claire du sens des aménagements des peines. Il rappelle à cet égard que ces mesures permettent d’assurer une transition entre la détention et l’extérieur, dont les études montrent qu’elle est nécessaire pour les détenus à la fois pour garantir leur réinsertion et prévenir la récidive. Et si la loi prévoit qu’effectivement  les aménagements des peines doivent être mis en place dans le cadre de la préparation à la sortie des condamnés, aujourd’hui seuls 20% des peines exécutées en prison sont effectivement aménagées.

La systématisation des aménagements, compris comme partie intégrante de l’exécution des peines, permettrait  un changement de paradigme : le juge d’application des peines n’accorderait plus ces mesures de manière discrétionnaire comme des faveurs mais devrait être saisi pour refuser l’application de certains aménagements en fonction de circonstances particulières. Exerçant ainsi son rôle d’autorité relativement aux atteintes portées aux libertés, le juge d’application des peines ne serait plus celui qui défait la peine. Cette proposition rejoint aussi le vœu d’un « délestage » des fonctions du juge d’application des peines par rapport à certaines décisions souvent répétitives, difficilement  rattachables à un office juridictionnel.

La discussion qui a suivi a confirmé les difficultés soulevées, rappelant d’une part que l’hétérogénéité des jurisprudences ne concerne pas seulement le juge de l’application des peines, mais traverse tout le champ pénaliste. Si les juges s’accordent sur la méthode qui consiste à analyser des faits, les preuves, à rechercher la vérité, ils sont divisés sur l’application des peines comme sur le sens même de la peine. Il a aussi été constaté des différences de pratiques des parquets, notamment quant aux choix pour les procédures simplifiées d’aménagement des peines. Le manque de moyens est également fortement souligné, particulièrement en milieu ouvert, tandis que l’on observe un vieillissement de la population pénitentiaire qui requiert des moyens spécifiques de prise en charge.

En conclusion, la question se pose de savoir comment le juge d’application des peines peut élaborer une jurisprudence qui a du sens au sein d’une architecture qui n’en a plus, et où le législateur énonce des positions totalement contradictoires, recouvrant à la fois une grande sévérité allant jusqu’à une automaticité des peines par défiance envers les magistrats, et la volonté de limiter le recours à l’incarcération, par peur d’une explosion pénitentiaire.

Il est enfin rappelé que la spécificité du juge est son extériorité par rapport aux politiques publiques, sa capacité à rester du côté de l’individu et de la singularité. Ainsi Antoine Garapon voit dans la situation actuelle une confusion entre juger et agir, une situation où le magistrat, traditionnellement voué à juger le fait pour programmer l’avenir, substitue l’administration dans la gestion quotidienne des situations. Le tournant qui s’offre au juge de l’application des peines consisterait alors à sortir de la « définalisation » de sa fonction, hors de toute logique de régulation.

Sylvie Perdriolle
Magistrate, chargée de mission à l’IHEJ sur l’office du juge

Charles Kadri
Chargé de mission