Le juge face au contentieux des étrangers

Pour ce séminaire centré sur l’office du juge dans le contentieux des étrangers, l’IHEJ a réuni les points de vue d’un sociologue, Nicolas Fischer, chargé de recherche au CESDIP, et d’une praticienne, Dominique Patte, conseillère à la cour d’appel de Paris.

Nicolas Fischer a conduit des recherches sur les juridictions des étrangers entre juillet 2009 et février 2010 dans le cadre d’un projet européen piloté en France par Didier Fassin, et intitulé : « Comment l’Etat traite-t-il ses publics ? » Il s’est intéressé en particulier à l’influence des systèmes de valeurs des magistrats dans la production judiciaire.

Le bref historique qu’il dresse de la politique d’immigration rappelle que la politique de contrôle de l’immigration a longtemps relevé de la seule compétence des fonctionnaires de police et des agents de préfecture. Le contrôle administratif des étrangers s’inscrit d’abord dans le cadre de la gestion des populations « flottantes » (à l’époque, les colonisés, prostituées, vagabonds et étrangers). Une gestion policière par des interpellations et l’internement administratif sans cadre juridique très affirmé : les textes des décrets-lois pris sous la IIIe République sont rédigés en termes vagues, comme le sont les circulaires, lesquelles ne sont alors souvent pas publiées.


© Patrick Tallec

Ces pratiques policières vont être progressivement stigmatisées et rendues relativement invisibles à partir des années 1950-1960, sauf en ce qui concerne le contrôle des étrangers qui continuera à perdurer dans cette logique jusque dans les années 1970. Intervient à ce moment une rupture marquée par la double juridicisation et judiciarisation du contrôle des étrangers, sous l’impulsion des jurisprudences judiciaires et administratives qui amènent les pouvoirs publics à produire  un encadrement par le droit positif. On ne peut néanmoins décrire la substitution totale d’un Etat de droit : les logiques de contrôles policiers n’ont pas disparu et les politiques européennes connaissent aujourd’hui cette tension constante entre une politique de répression accrue de l’immigration irrégulière et la référence répétée aux grands principes de l’Etat de droit.

Ce rappel montre que les juges sont dans cette tension héritée de l’histoire. Le Conseil constitutionnel a imposé un contrôle juridictionnel mais les logiques administratives tendent à restreindre l’office du juge.

Les juges judiciaires interviennent dans ce dispositif du contrôle des étrangers à partir de 1981 pour un contrôle juridictionnel de la légalité et de la proportionnalité des mesures de privation de liberté prises contre les étrangers (ces attributions ont été ensuite confiées au juge des libertés et de la détention – JLD – institué par la loi du 15 juin 2000). Or, dès sa création, ce contrôle est immédiatement attaqué, aussi bien du côté des policiers et des préfets que du côté des responsables politiques eux-mêmes, avec cette idée que, remettre en liberté un étranger, qui est toujours sous le coup d’une mesure d’éloignement, nuit de facto aux efforts de l’administration pour organiser son éloignement. Et il y a une volonté assez constante d’encadrer cet office du juge judiciaire et de limiter au maximum son impact sur la mise en œuvre des mesures d’éloignement.

Un périmètre très contraint

C’est déjà, et ceci dès le départ, une compétence limitée, qui confère au juge judiciaire une position relativement marginale au sein du dispositif de contrôle des frontières, puisqu’il n’examine pas les décisions d’éloignement ou de refus d’entrée sur le territoire elles-mêmes, qui relèvent de la compétence du juge administratif. Le juge judiciaire est saisi dans des délais fixés par la loi pour ordonner le maintien en zone d’attente ou en centre de rétention. Il contrôle la régularité de la procédure et peut, dans des cas très limités, ordonner des assignations à résidence.

Dans l’exercice de ces compétences préside avant tout une logique d’urgence : le JLD statue en juge unique, dans la journée et très souvent sur le siège. L’essentiel de l’instruction se fait à l’audience, les dossiers sont extrêmement légers : ce sont très souvent les proches des étrangers qui fournissent les pièces au cours de l’audience tandis que les avocats découvrent le dossier sur place. L’organisation matérielle des audiences est souvent précaire : salles petites, à l’écart, réservant peu de places aux familles présentes.  Ces contraintes sont renforcées par des débats vifs et constants entre administration et juridictions sur  l’organisation des audiences : organisation des audiences par visioconférence, ou dans des salles installées à l’intérieur des centres de rétention ou des zones d’attente, pour des motifs d’économie.

Le périmètre d’intervention du JLD apparaît donc très contraint et son isolement donne l’idée d’un juge « assiégé ». Néanmoins les décisions du JLD peuvent avoir un impact extrêmement important sur la procédure d’éloignement. La Cour de cassation a, en 1995 avec l’arrêt Bechta, rappelé l’étendue des compétences du juge judiciaire et dit qu’il appartient à celui-ci, garant des libertés individuelles, de se prononcer sur l’irrégularité de l’interpellation ou des gardes à vue qui ont précédé le maintien en rétention administrative.

La recherche de Nicolas Fischer montre à cet égard que les juges peuvent développer des éthiques et des pratiques très différentes. Les conceptions de l’office du JLD se nouent particulièrement autour du rapport avec le travail policier et la mise en œuvre de la politique d’immigration : soit que le magistrat se conçoive comme tout à fait extérieur, avec une fonction centrée sur la garantie des libertés, sans considération primordiale pour les entraves à l’action administrative, soit qu’au contraire le magistrat se situe en proximité avec le travail policier et la politique d’immigration. Et il apparaît que les parcours professionnels des juges peuvent être effectivement déterminants de ces positionnements, à l’exemple d’une ancienne juge d’instruction qui revendiquait cette qualité pour manifester sa compréhension à l’égard des difficultés rencontrées par la police et justifier une conception du rôle du juge placé en défenseur des institutions. L’exemple contraire d’une ancienne juge à la cour nationale du droit d’asile abonde également dans le sens de la construction d’un ethos en lien avec la trajectoire professionnelle.

Une différentiation des approches

Nicolas Fischer observe aussi auprès des juges administratifs deux positions assez opposées face à ce contentieux des étrangers. Historiquement la justice administrative est restée très longtemps complètement étrangère au contrôle de l’immigration et, plus largement, aux populations précaires. Pour ce corps de magistrats habitués aux contentieux techniques et proches de la haute administration, ce contentieux de masse des arrêtés de reconduite à la frontière et des refus de séjour a pu apparaître comme indu et dérangeant. Les particularités de la procédure (juge unique, oralité, urgence) dérogent avec les traditions de la juridiction, de même que la tenue des audiences avec l’arrivée des justiciables sous escorte policière, dans des locaux qui n’ont pas été prévus à cet effet. Pour les plus jeunes générations de ces magistrats, le contentieux des étrangers est au contraire accueilli avec l’idée qu’il y a une opportunité de faire progresser le droit, notamment en référence au droit européen ou au droit international.

L’expérience de Dominique Patte  à la cour d’appel de Paris permet d’attester d’une différenciation des approches de ce contentieux des étrangers par les juridictions : par exemple sur la possibilité de relever d’office certains moyens, ou sur la possibilité de recevoir des moyens nouveaux en cause d’appel (question qui semble cruciale eu égard à l’urgence qui guide la procédure). L’expérience d’un JLD ne peut pas être dans la seule discrétion : ses décisions l’exposent face aux politiques publiques.

Les années 2011/2012 ont été marquées par des jurisprudences très divergentes sur la régularité de la garde à vue d’un étranger au seul motif du séjour irrégulier. La directive européenne relative au retour des ressortissants d’Etats tiers de 2008 contraint les autorités nationales à rechercher en priorité l’éloignement administratif des étrangers en situation irrégulière. La Cour de justice de l’Union européenne a confirmé ce principe en mai et décembre 2011. Des juridictions ont au cours de ces années annulé des décisions de garde à vue prises au seul motif du séjour irrégulier, quand d’autres juridictions les confirmaient, ce qui a conduit des commentateurs à parler de « chaos judiciaire ». La Cour de cassation a tranché ce débat par un avis de la Chambre criminelle du 5 juin 2012, puis par un arrêt du 5 juillet 2012 de la 1ère Chambre civile prohibant toute garde à vue d’un étranger en situation irrégulière au seul motif du séjour irrégulier. Ceci a conduit à une réforme législative intervenue le 31 décembre 2012 prévoyant une retenue administrative de seize heures.

Il apparaît finalement, comme le relève Denis Salas, qu’il n’est pas si simple pour le juge d’endosser le seul office de garant des libertés individuelles, il ne peut pas ne pas connaitre les politiques publiques conduites. Antoine Garapon relie cette ambivalence au problème de l’identification du contentieux constitutionnel dont il relève : une catégorie nouvelle, qui n’a pas encore acquis de réelle représentation, ni dans l’imaginaire collectif, ni dans le milieu judicaire. Et cette évolution est d’autant plus lente que le contentieux constitutionnel est contraire à la conception française de l’Etat : un Etat administratif, qui se définit par l’action, alors que, précisément, ce contentieux sidère l’action. La stabilité de l’office du JLD est ainsi tributaire d’une lente – et parfois contrariée – transition vers l’Etat de droit.

Sylvie Perdriolle
Magistrate, chargée de mission à l’IHEJ sur l’office du juge

Charles Kadri
Chargé de mission