Scènes de justice et mémoire de l’humanité : une rencontre avec l’artiste Rossella Biscotti

[Télécharger le PDF]

L’artiste contemporaine Rossella Biscotti, invitée de la Biennale de Venise en 2013, a été accueillie, les 7, 8 et 9 avril derniers, dans le cadre du séminaire Justice, images, langages, cultures organisé par le JILC, en collaboration avec le Label Arts H2H de Paris 8. Ces trois journées ont été l’occasion de mener une réflexion autour de son travail sur la représentation de la justice et de quelle façon elle contribue à construire l’histoire.

C’est dans la salle Walter Benjamin de l’Institut National de l’Histoire de l’Art que Rossella Biscotti nous a fait le plaisir d’ouvrir ce cycle de réflexion par une conférence-rétrospective sur un échantillon représentatif des projets de l’artiste où se sont succédé des œuvres telles que The Undercover Man (2008), The Prison of Santo Stefano (2011), I dreamt that you changed into a cat… gatto… ha ha ha (2013) ou encore The Trial (2010-2014).

Rossella Biscotti interroge l’histoire singulière et universelle à travers ce qu’elle a de subjectif. Mouvante selon les points de vues, l’histoire est recomposée à travers un habile dispositif d’archivage de traces écrites et filmiques. L’audience se prend au jeu, tel un groupe d’archéologues curieux, où chacun peut, selon son approche personnelle, reconstruire un pan de la mémoire de l’humanité. Dans The Undercover Man, l’artiste se joue de la réalité en explorant l’histoire vraie de Joseph D. Pistone, un agent du FBI ayant infiltré la famille de mafieux Bonnano, dont la vie a fait l’objet d’une adaptation cinématographique bien connue , Donnie Brasco.

Dossiers papiers, montages vidéos et sonores, tous les supports se combinent et amènent le spectateur à reconstituer les faits à la manière d’un inspecteur de police, d’un historien. Qu’en est-il de la vérité ? La subjectivité inhérente à cette démarche n’est pas sans rappeler celle à laquelle sont confrontés les jurés lors d’un procès. Dans ce travail, elle examine le rapport entre la réalité et la fiction, dans l’enquête et par rapport au film, d’où émerge une réalité plurielle fondée sur un mélange de sources.

La thématique de la justice est également présente dans The Prison of Santo Stefano et The Trial. La première œuvre est une installation, une prise d’empreintes de l’ancienne prison de Santo Stefano, fermée depuis 1965. L’artiste fait déambuler le visiteur autour de ces empreintes, la trace au sol d’une cellule par exemple, incitant ainsi le spectateur à “performer” sa prise de conscience et se rendre compte de l’exiguïté des lieux où résidaient les prisonniers.

La seconde œuvre, une performance de 2010, met en scène l’un des procès phares de l’Italie des années de plomb. Initiée dans de nombreux pays, cette œuvre interroge les conditions dans lesquelles des universitaires de la gauche radicale ont été soumis à un procès d’intention, coupables d’avoir influencé moralement et idéologiquement les responsables des actes terroristes commis en Italie à la fin des années 1970. Rossella Biscotti, profitant de la démolition de l’Aula Bunker, le tribunal de haute sécurité où eut lieu le procès, intègre à son œuvre des moulages de certaines parties du bâtiment. Elle les a installés, accompagnés de montages d’enregistrements sonores et d’une traduction multilingue instantanée, de telle sorte que son œuvre The Trial revient sur ce moment sombre de l’histoire italienne (grâce à un dialogue entre images, architecture, langage et travail de mémoire.)

Enfin, I dreamt that you changed into a cat… gatto… ha ha ha est une œuvre qui a été spécialement conçue pour la Biennale de Venise en 2013. Après des repérages dans des prisons pour femmes, Rossella Biscotti a constitué un groupe de travail avec certaines détenues où les sujets abordés n’étaient autres que leurs rêves. Le temps de l’expérience, les « cobayes » ont cessé de prendre des somnifères, médicaments fréquemment consommés en milieu carcéral pour faciliter l’endormissement mais qui annoncent des nuits sans songes. Cette mise en scène touchante combine images, témoignages audio des détenues et des reconstitutions des fondations de la prison fabriquées à partir des déchets produits par la prison. Encore une fois, le travail de Rossella Biscotti immerge le spectateur dans l’histoire, de façon parcellaire, laissant son imagination faire le reste.

Les ateliers

Ces deux journées se sont déroulées dans les locaux du laboratoire Communication et Politique du CNRS. Plus intimes, elles ont été l’occasion d’échanger directement avec Rossella Biscotti et de permettre à chacun d’exprimer son point de vue sur le rapport de l’individu à la mémoire, aux archives et à la justice. Rossella Biscotti a parlé de l’importance du groupe dans son travail, qu’elle constitue souvent en préparation d’une œuvre et considère essentiel que les visiteurs deviennent participants à l’œuvre.


© Marc Wathieu/Flickr

Une réflexion a été proposée autour de l’affaire judiciaire Noir Canada, qui a opposé deux grandes multinationales canadiennes aux Éditions Écosociété en 2008 suite à la publication d’un ouvrage universitaire rapportant un grand nombre d’abus commis en Afrique en matière de criminalité économique, de destruction de l’environnement et de financement de guerres civiles. Face aux “poursuites-baillons” intentées par les firmes, l’ouvrage a été interdit de publication. Orchestrée par Rossella Biscotti, la réflexion s’est concentrée sur les formes artistiques que pourrait prendre la représentation de cette affaire digne de Kafka.

La discussion a permis de revenir sur des thèmes récurrents dans le travail de l’artiste : la créativité du droit, l’importance de la narration, quels éléments choisir pour traduire une histoire – italienne ou en l’occurrence canadienne –, comment traduire une expérience judiciaire? Les échanges ont révélé également l’importance du rôle du langage juridique (la polysémie qui fausse la compréhension, l’usage du langage comme arme et la question de la traduction dans des procédures bilingues comme au Canada). L’atelier de Rossella Biscotti a ainsi suscité un grand nombre de questions offrant au JILC des perspectives nouvelles quant à ses travaux futurs.

Valentin Rolando
Étudiant en Master 2 Médias internationaux à l’université Paris 8

Photo page d’accueil : Lux & Jourik/Flickr