Vendredi 17 avril – écrire pour ses différents auditoires

Séminaire les cours suprêmes à l’heure de la mondialisation

Séance du vendredi 17 avril de 9h30 à 11h00
Écrire pour ses différents auditoires

Responsable de séance : Timothée Paris, maître des requêtes au Conseil d’État, secrétaire général de la Société de législation comparée, Professeur associé à l’Université de Paris-est Créteil

Écoutez la séance en intégralité :

Introduction d’Antoine Garapon.

 

Intervention de Timothée Paris PARTIE 1 (08:03 – 25 :10)

Il s’agira de livrer l’expérience que j’ai, en tant que juge administratif, des réflexions qui ont pu avoir lieu au sein de la juridiction administrative française, sur l’écriture de la décision de justice aujourd’hui et sur les évolutions qui ont été induites par celles-ci.

A.- Point de départ : mon expérience en tant que formateur des nouveaux magistrats administratifs.

a.- Le caractère très spécifique de la rédaction des décisions de la juridiction administrative.

Phrase unique ponctuée par des points-virgules, style indirect, paragraphes débutant par « considérant », style très elliptique et synthétique, style extrêmement codifié avec des significations particulières de certains mots/certaines tournures (« en tout état de cause » ; « par les moyens qu’il invoque » ; « il est vrai/ à la vérité ; soulever/invoquer un moyen ; notamment), ainsi qu’une attention particulière portée à la rédaction dans le délibéré des formations de jugement.

b.- Dans le cursus de six mois de formation des magistrats administratifs nouvellement nommés, l’apprentissage de cette rédaction des décisions de justice occupe une place importante : des « ateliers rédaction » sont organisés ; une attention centrale est portée, dans les séminaires de formations de jugement fictives, à la rédaction des décisions…

Trois motifs, ou niveaux de lecture fondent cette attention particulière :

–          Le premier est la nécessité d’acquérir le savoir technique nécessaire à la rédaction d’une décision de justice. Le droit en général, le droit administratif en particulier sont inséparables de l’utilisation de termes techniques qui, même avec un effort de simplification, permettent de désigner avec le plus de précision possible l’objet dont il est question. Cette précision du vocabulaire s’étend en outre de manière naturelle à la précision des formes grammaticales et, plus généralement à un attachement naturel à ce que les phrases fassent état de la manière la plus précise possible de la chose jugée. Il s’agit d’une question de sécurité juridique et, tout autant, de permettre l’exécution de la chose jugée.

–          Le second motif est la dynamique profondément jurisprudentielle du droit administratif. Encore aujourd’hui, la culture interne de la juridiction administrative est empreinte de cette dimension ; le précédent jurisprudentiel, du Conseil d’Etat, mais aussi, plus largement, d’autres juridictions supérieures ou de la même, reste, y compris pour les questions d’appréciation des faits, un argument décisif dans l’élaboration de la solution d’un litige. Or, le droit jurisprudentiel requière, par nécessité, de porter une attention particulière à la rédaction de la décision de justice : celle-ci s’adresse, certes, aux parties, mais elle est aussi, à des degrés divers selon la juridiction et la formation de jugement, un vecteur normatif : l’on prend donc attention de rédiger la décision, en partie du moins, comme si elle pouvait être regardée plus tard comme une norme de droit – au moins partiellement ;

–          Le troisième motif est culturel : en acquérant peu à peu cette technique particulière de rédaction, un nouveau magistrat marque son appartenance, d’abord à une famille juridique. Tel que nous le regardons en interne, cette rédaction est d’abord la traduction – le cadre d’expression- le guide d’un mode de raisonnement (le syllogisme du droit romano-germanique) : écrire c’est raisonner. C’est aussi marquer son appartenance à une famille, au sens social voire ethnologique du terme : apprentissage de codes, qui constituent une forme d’identité, dans le deux acceptions du terme : identité car l’on parle le même langage ; identité aussi, car parler ce langage particulier permet aussi de faire la différence avec ceux qui ne le connaissent pas.

En conséquence, à bien des égards, le sentiment général qui se dégage, pour le commun des mortels, de la lecture d’une décision de la juridiction administrative peut sans doute être celui d’une sorte d’étrangeté radicale, d’ineffabilité relevant sans doute presque du mystique… une décision qui ne s’adresse pas au profane, mais seulement aux initiés…

Tout le paradoxe réside, justement dans le fait qu’une décision de justice ne s’adresse pas seulement aux autres juges administratifs, ni même seulement à ces quelques cercles d’initiés que constituent les avocats – du moins ceux rompus aux arcanes de la justice administrative – voire même parfois les autres juges – ceux des juridictions judiciaires par exemple.

c.- Quels sont les destinataires identifiables d’une décision de justice ?

– Le juge lui-même

– Les juridictions subordonnées qui appliqueront, les juridictions supérieures qui contrôleront, ou les collègues qui auront plus tard à traiter une affaire analogue ou identique.

– Les parties : qui sont extrêmement variables du point de vue sociologique, de la formation, de la culture, de l’origine…

– Les avocats.

– La doctrine.

– Les citoyens dans leur ensemble : le peuple français au nom duquel nous rendons la justice.

– Les juges des autres cours : la Cour européenne des droits de l’homme, la CJUE dans une moindre mesure, les cours étrangères qui peuvent être amenées à regarder ce que nous avons jugé comme nous regardons ce qu’elles jugent.

– La société internationale dans son ensemble : je pense à des contentieux comme ceux Dieudonné, Lambert autres…

Pour tenir compte de cette multiplicité des auditoires, que traduit, plus globalement, la nécessité pour le juge d’être inséré dans la cité dans laquelle il vit, l’écriture de la décision de justice a fait l’objet de profondes réflexions au cours des dernières années. Certaines ont déjà abouties à des évolutions tangibles, d’autres sont encore en cours.

 

Intervention de Timothée Paris PARTIE 2 (25 :10 – 32 :50)

B.- Quelles ont été les évolutions dans l’écriture de la décision de justice, au sein de la juridiction administrative?

1.- Première évolution : diversification des modes de communication de la décision

Cette voie procède à la fois d’un attachement à la décision de justice codifiée telle qu’elle existe et, dans le même temps, de la volonté de rendre cette même décision lisible et compréhensible par un auditoire plus large.

Le résultat de cette réflexion est aujourd’hui  abouti et il se traduit par le fait que les décisions de justice importantes qui sont rendues par la juridiction administrative (Conseil d’Etat mais aussi les autres juridictions), sont assorties d’autres documents qui permettent d’en éclairer le sens :

a.- Un premier document qui existe de manière ancienne : les conclusions du rapporteur public (juge –sorte d’avocat général- qui s’exprime en public lors de l’audience et qui livre son opinion en toute indépendance) : elles sont l’expression de la réflexion doctrinale de la juridiction sur sa propre solution. Elles sont essentielles pour comprendre la décision, pour l’insérer dans la logique de la jurisprudence et du droit, mais elles sont peu accessibles (physiquement et intellectuellement) : c’est un document plutôt à destination des autres juges, de la doctrine et des avocats.

b.- Des documents plus récents : les communiqués et brèves : elles sont la traduction en langage courant de la décision de justice. Leur objet est de diffuser la solution aux citoyens et aux médias : il s’agit d’une reprise totalement neutre de la décision elle-même, mais en style direct, le langage juridique est adapté, les aspects techniques de la décision qui, pour le spécialiste, relèvent de l’évidence, sont expliqués en des termes accessibles, et, si nécessaire, l’implicite de la décision, sa portée et ses conséquences sont expliquées. L’objet, est à la fois de permettre une diffusion de la solution à un plus grand nombre, et, aussi, d’éviter que la technicité intrinsèque ou les habitudes de rédaction conduisent à de mauvaises interprétations de la solution, voire à des contresens.

c.- Une organisation de conférences de presse : uniquement pour les décisions les plus importantes (deux ou trois pas an tout au plus). Le format est variable. Il peut s’agir d’une déclaration sans questions (cas de l’affaire Lambert par exemple) – assez rare. IL peut s’agir aussi d’une véritable conférence de presse avec le jeu des questions/réponses.

d.- Les traductions des décisions de justice dans d’autres langues : à destination de l’auditoire international.

On note deux spécificités de ces modes de communication :

–          L’ensemble du processus de communication jusqu’à la diffusion publique est entièrement maîtrisé, non seulement par la juridiction elle-même, mais, surtout, par les juges eux-mêmes.  Il existe une direction de la communication au sein du Conseil d’Etat (qui peut être utilisée par les autres juridictions administratives), qui s’occupent, sur les communiqués et les conférences de presse, des aspects liés aux formulations et à la diffusion, mais le fond des communiqués et leur rédaction est totalement le fruit de personnes exerçant des fonctions juridictionnelles (centre de diffusion et de recherche juridique notamment, avec validation par les membres de la formation de jugement).

–          Il est porté une attention particulière, dans la mise en œuvre de tous ces modes de communication, aux exigences d’indépendance et d’impartialité et au principe du secret du délibéré.

 

Intervention de Timothée Paris PARTIE 3 (32 :50 – 46 :18)

2.- Deuxième voie: réflexion sur l’évolution de la rédaction des décisions de justice elles-mêmes

La juridiction administrative réfléchit elle-même à l’évolution de la rédaction  de ses propres décisions. Cf le rapport Martin de 2012 :

Des évolutions sont actuellement en cours d’expérimentation, sous deux angles :

Un aspect formel : modification des visas, passage en style direct, fin des « considérants »

Un aspect substantiel : renforcement de la motivation, en intégrant dans la décision des éléments du raisonnement qui a été mené.

B.- Pourquoi ces évolutions ?

Trois motifs à ces évolutions.

a.- Donner à la décision de justice toute ses fonctions/dimensions : rende plus lisible et plus compréhensible la décision de justice, c’est d’abord lui permettre d’assurer mieux sa fonction de décision de justice : que ce soit sa fonction de résolution d’un litige – meilleure compréhension de la décision et de ses conséquences pour une meilleure exécution-, ou sa fonction de dire le droit/ de régulation de l’ordre juridique (pour les cours suprêmes) –meilleure compréhension de la ratio decidendi et de la chose jugée par les autres juridictions qui en feront usage-.

b.- Assurer une plus grande diffusion de la culture juridique dont procèdent ces décisions : il y a clairement dans la diffusion plus large des décisions de justice (qui va de pair avec l’adaptation de celle-ci à un auditoire plus vaste), une dimension reliée à une politique d’influence du système juridique dans l’ordre international : le droit que nous appliquons aujourd’hui n’est plus un droit entièrement national notamment- c’est un droit hybride fait de multiples influences  – cf droit européen-. Or, pour que, notre système juridique, notre culture juridique soit l’une des cultures qui participe à ce processus d’hybridation – de formation d’un droit régional, voire global, il doit pouvoir être lu et compris par les autres systèmes juridiques : et pour cela, il faut savoir diffuser ce droit en utilisant les codes de la société juridique européenne-internationale, qui ne parle pas en « considérants », ni pour l’essentiel ne parle français. Or, politique d’influence du système juridique, c’est bien sûr « une certaine idée de la France », mais c’est aussi un enjeu économique majeur.

c.- Assurer la légitimité de la justice rendue sous deux dimensions :

– Une dimension interne :

Faire comprendre la décision de justice, c’est d’abord assurer la légitimité de la justice rendue dans le système démocratique interne. A bien des égards, la rédaction des décisions de la juridiction administrative, en tout cas symboliquement, est encore empreinte d’une autre conception de la légitimité de la justice – l’idée d’une justice sacrée, qui vient d’en haut : cela se traduit à la fois par le vocabulaire et les tournures un peu mystique, qui relèvent de l’ineffable, par ce sentiment que la décision se suffit à elle-même, sans avoir besoin d’explication (cf ordalie), et sans doute un peu par le « considérant » (con-siderii – avec les astres). Or, dans un système démocratique, la légitimité de la justice ne peut pas résider seulement sur l’onction suprême de Dieu/Etat/Puissance publique. Elle repose aussi sur le pouvoir de persuasion et de conviction que peut avoir la juridiction du bien-fondé de sa solution. L’évolution de la rédaction est à mon sens une traduction de cette dimension.

–          Une dimension internationale :

la légitimité d’une solution juridique, du moins lorsqu’elle a trait à des valeurs fondamentales (droits fondamentaux) c’est aussi aujourd’hui son acceptation par une société humaine/démocratique plus large qui se situe, pour nous juges français, quelque part entre la société européenne et la société des Etats démocratiques. Permettre la diffusion et la compréhension des décisions que nous rendons par un auditoire international, c’est accepter d’entrer dans un réseau de juges, d’institutions, de normes, dans lequel ces solutions vont tourner, … parce que tel autre juge en Europe, tel autre législateur, tel autre système juridique sera tôt ou tard confronté à une situation analogue et, à cette occasion, regardera ce qui a déjà été fait ailleurs, comme nous le faisons nous-mêmes. La solution que nous rendons à une occasion, sera donc regardée, scrutée, appréciée, adaptée. Ce qu’il en ressortira – ou non-, c’est un brevet de légitimité de la solution, issu de l’expérience, et, finalement de l’échange avec un système plus vaste que le système national.

 

Réaction d’Antoine Garapon : 46 :18 – 48

 

Jenny 48 :00 – 01 : 07 : 10

 

Réaction d’Antoine Garapon 01 : 07 : 10 – 01 :09 :45

 

Hourquebie : 01 :09 :45 – 01 :35 :45