Au-delà des différences, une semblance européenne

 

À quelques semaines des prochaines élections au Parlement européen, nous poursuivons la publication d’une série d’articles consacrée à « l’idée d’Europe »*. Dans ce deuxième volet de la série, les auteurs se tournent vers l’époque contemporaine, pour éclairer les défis auxquels l’Europe est aujourd’hui confrontée. Partant du constat que la rationalité économique ne permet pas de construire un sentiment d’appartenance ni une identification de cœur à l’Union européenne, Pascal Lamy propose ici de commencer un travail d’anthropologie pour mieux comprendre ce qui distingue, et qui rassemble, les Européens aujourd’hui.

Il m’est agréable de parler d’Europe en termes « d’idée » ou « d’esprit» européens, plutôt qu’en termes d’institutions ou de politiques, car le terme d’esprit renvoie à une double enveloppe : une enveloppe de raison et une enveloppe de passion. L’esprit est à la fois une idée et un souffle. C’est à travers cette dualité qu’il faut appréhender la notion d’esprit européen, encore trop souvent méconnue des Européens eux-mêmes.

L’absence de démos européen

Le problème fondamental qui se pose aujourd’hui à l’Europe n’est pas celui d’un déficit démocratique, d’un manque de kratos, mais plutôt d’une absence de démos européen. Les institutions de l’Union européenne correspondent aux canons démocratiques : un quasi-gouvernement (la Commission) contrôlé par un Sénat des États membres (le Conseil des ministres) et par un Parlement qui peut renverser la Commission ; une Cour suprême appelée la Cour de justice ; et un système pour articuler ces différentes branches de pouvoir et les rendre responsables entre elles. L’Europe dispose donc de toutes les institutions nécessaires, mais celles-ci ne sont pas habitées, animées, par un sentiment d’appartenance commune. L’Europe reste désespérément « frigide », pour reprendre l’expression utilisée par Elie Barnavi[1], car il lui manque une infrastructure d’appartenance reconnue et ressentie. C’est dans cette absence de perception d’une identité commune que se situe la source de notre mal démocratique. Il s’inscrit également dans la critique du rêve des Pères fondateurs de l’Europe, selon lequel de l’intégration économique naîtrait l’intégration politique. Nous savons aujourd’hui qu’il ne suffit pas de travailler le plomb de l’économie pour accéder à l’or de la politique. Entre le consommateur, le travailleur, l’homo œconomicus d’une part, et le citoyen, l’homo civicus, de l’autre, il y a une barrière des espèces que la construction européenne n’a pas encore franchie.

C’est à cette barrière des espèces qu’il faut s’intéresser – à cette articulation nécessaire entre un besoin irréductible d’identité, de communauté, et une exigence d’efficience économique dont nous comprenons qu’elle va de pair avec les économies d’échelle dans notre monde globalisé. L’Europe est le lieu où nous pouvons et devons réinventer cette articulation entre la voie rationnelle de l’intégration des marchés et la voie émotionnelle de l’appartenance. Nous ne pouvons pas continuer à investir dans le projet européen ce qui est de l’ordre de la raison uniquement, en expliquant, par exemple, qu’à partir du moment où 2 et 2 font 4, un marché de 500 millions de consommateurs est préférable à un marché de 50 millions de consommateurs. C’est exact naturellement, mais comme le disait Jacques Delors, « on ne tombe pas amoureux d’un grand marché ». Nous sommes arrivés, dans l’histoire du projet européen, à une jonction où il n’est plus possible de se satisfaire de cette façon de dualisme entre passion nationale et raison européenne qui sous-tend la construction européenne depuis ses origines. Si nous continuons à fonder la justification de la construction européenne seulement sur le « front froid » de la raison technocratique et de l’efficacité économique, alors nous abandonnons le « front chaud » aux adversaires de la construction européenne. Or dans le monde d’aujourd’hui, avec cette incroyable animation du côté des réseaux sociaux, il est malheureusement facile de prédire l’issue de tout combat politique dans lequel se situe la raison d’un côté et la passion de l’autre. La question fondamentale qu’il nous faut résoudre est donc celle de l’appropriation émotionnelle de l’idée européenne – la construction d’un esprit européen au sens du souffle.

De la démocratie sociale de marché aux symboles européens

Comment faire ? Quelle démarche adopter pour que l’Europe devienne pour les Européens ce que Benedict Anderson a appelé « une communauté imaginée » ? Il existe des voies classiques, qui n’ont pas abouti jusqu’ici. L’une d’entre elles, présente dans les textes servant de constitution européenne, consiste à proclamer la substance de l’esprit européen en l’inscrivant dans une constitution avec frontispice. Selon ces textes, l’esprit européen peut être caractérisé comme un équilibre spécifique entre une dynamique économique, qui est celle du capitalisme de marché, une exigence d’égalité plus forte et par conséquent des dispositifs de protection sociale beaucoup plus sophistiqués que dans les autres continents, une sensibilité écologique plus précoce (si l’on laisse de côté les anciennes civilisations animistes, qui subsistent à l’état résiduel dans quelques régions du monde), un attachement au sécularisme ainsi qu’à la liberté de conscience, et enfin une volonté d’un accès à la culture mieux réparti qu’ailleurs. Ces grands traits fondent ce qu’on pourrait appeler le modèle européen de la « démocratie sociale de marché ». Ce sont ces traits qui définissent la spécificité de l’Europe aux yeux des non-Européens. Car paradoxalement, cette question de l’identité européenne, qui est un puits de complexité pour les Européens, apparait beaucoup plus simple aux non-Européens. L’exercice de définition des grands traits du modèle européen de société est certes intéressant, car il permet de saisir notre différence par rapport à l’extérieur. Cependant, pas plus que les arguments rationnels sur la « communauté d’intérêts » européenne dans la mondialisation, cette démarche de définition objective ne résout le problème de déficit émotionnel. On reste dans une stratégie de proclamation et d’invocation, or – et c’est le cas dans toutes les religions, qu’elles soient civiques ou spirituelles – une invocation reste sans effet si elle n’est enracinée dans une structure de représentations et d’émotions partagées.

Une deuxième déclinaison de la voie « classique » consiste à conférer à l’Union européenne les attributs du patriotisme national. L’Union a ainsi été dotée d’un hymne commun, l’Ode à la joie, qui est le dernier mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven mais dépourvu du texte du poème de Schiller, dont une table ronde de la Commission européenne en 1972 a estimé qu’il « ne présentait pas un caractère spécifiquement européen ». Elle dispose également d’un drapeau européen, qui a été emprunté subrepticement au Conseil de l’Europe, et qui est un symbole marial dans toute sa splendeur avec ses étoiles d’or sur fond bleu. Enfin, depuis le milieu des années 1980, nous avons un passeport européen, de couleur grenat et de format unique. Or un drapeau, un passeport et un hymne ne peuvent suffire à enraciner de façon décisive un sentiment d’appartenance à l’Europe chez les citoyens. La réalité est inverse : il faut d’abord un sentiment d’identité commune, qui peut ensuite être projeté dans un drapeau et dans un hymne.

Vers la connaissance des « communs » européens

Il faut donc essayer autre chose pour atteindre ce nœud du déficit d’investissement émotionnel dont souffre le projet européen. Le problème central est qu’en Europe, le chemin vers la reconnaissance de notre semblance est obstrué par une perception hypertrophiée de nos différences, et ceci d’autant plus que ces différences sont minimes. Selon un principe assez universellement partagé, c’est dans la différentiation par rapport au voisin le plus proche que l’identité du groupe est affirmée. Tout ce qui nourrit les représentations communes – tout ce que les Européens assimilent depuis le plus jeune âge à travers la littérature, les arts, l’apprentissage de l’histoire, les chansons, les comptines – est d’abord pétri de différences avec les voisins. Il faut passer par une exploration active et résolue de ces différences qui brouillent si souvent nos conversations transnationales entre Européens, et qui sont un obstacle à la construction du consensus au niveau européen, pour arriver, dans un second temps, à une reconnaissance de ce qui nous rassemble. Ce sont donc ces systèmes qui forgent nos représentations qu’il s’agit de retravailler, et notamment l’enseignement de l’histoire, parce qu’il joue un rôle fondamental dans ce bâti émotionnel. Cela prendra du temps. Il y a eu quelques tentatives dans le passé. Au début des années 2000, à l’occasion du 40anniversaire du traité de l’Elysée, la genèse d’un manuel d’histoire franco-allemand a été mis sur la table et a fini par voir le jour. Avant cela, dans les années 1980, un projet de manuel franco-allemand a été esquissé à destination des classes préparatoires. Dans les deux cas, bien que circonscrites au franco-allemand et portées à très haut niveau sur le plan politique, ces initiatives ont été difficiles à mettre en œuvre. Il faut bien sûr persister dans cette direction, mais aussi explorer toutes les autres voies qui remuent les imaginaires, les émotions, les récits et la manière dont les Européens voient leurs voisins.

Une autre piste est celle du développement d’une anthropologie de la construction européenne. Nous avons en effet trop fait d’économie, de droit, de science politique, et pas assez de sciences sociales. Pour le dire autrement, nous avons beaucoup théorisé sur l’architecture institutionnelle de l’Union européenne, son marché commun et sa législation, et nous n’avons pas assez mené de recherches empiriques sur les Européens, leurs imaginaires et leurs vies quotidiennes. Or l’approche anthropologique est fondamentale précisément en ce qu’elle prend à bras le corps l’imbrication des éléments économiques et politiques mais aussi culturels, mémoriels et symboliques qui conditionne les rapports à l’Europe dans les différents pays membres. Or sur bien des sujets, sous la surface des invocations à l’unité et à la communauté de valeurs, l’hétérogénéité des pratiques et des représentations apparaît en pleine lumière dès qu’on confronte les observations de terrain. C’est bien dans cette direction qu’il faut travailler : en nous efforçant de cerner tout ce qui se trame à l’échelle humaine en Europe aujourd’hui ; en apprenant à mieux comprendre nos différences, mais aussi à discerner tous ces « communs » européens qui se constituent au jour le jour, au-delà des différences perçues, et en-deçà de toute proclamation des normes et principes qui fondent le projet politique européen.

On a prêté à Jean Monnet une formule qui est assez juste : « Si c’était à recommencer, je commencerais par la culture ». Jean Monnet n’a jamais prononcé ces mots, ce n’était pas du tout sa forme d’esprit. La culture au sens large, au sens anthropologique du terme, et non au sens de la politique culturelle émanant du ministère de la rue de Valois, est la matière première qui a été trop longtemps négligée par le projet d’intégration européenne. Aujourd’hui nous ne pouvons pas continuer à construire l’Europe en nous désintéressant du besoin émotionnel d’appartenance à une communauté. C’est ce que soulignait Pierre Hassner en 1991 déjà, dans un article publié par Esprit, dans lequel il écrivait que « les aspirations qui ont conduit au nationalisme et au socialisme, la recherche de la communauté et de l’identité d’une part, et la recherche de l’égalité et de la solidarité d’autre part, reparaîtront toujours, comme elles le font déjà[2]». La réalité est là. S’il faut saluer la générosité de l’approche intellectuelle qui préconise de déconnecter la construction européenne de la question identitaire – parce que l’identité contiendrait un risque intrinsèque d’exclusivisme et d’antagonisme –, il n’y a pas de nécessité à ce qu’identité rime avec rejet de l’autre. Ces demandes d’identité et de communauté sont là, et nous ne pouvons pas – parce que ce serait mieux – construire un homme européen débarrassé de ce besoin d’appartenance. Ce serait un homme extrêmement rétréci que cet homme-là. Il faut au contraire réfléchir aux façons d’accommoder ce besoin d’appartenance, mais à l’intérieur d’une démarche qui prenne au sérieux les différences et qui permette, par leur compréhension, d’accéder à une reconnaissance de ce qui nous rassemble en tant qu’Européens. Nous devons opposer aux hérauts de l’Europe de Saint Etienne, Viktor Orbán en tête, une autre vision de l’identité et de la culture européennes.

Un réseau de chaires d’anthropologie de l’Europe contemporaine a ainsi vu le jour avec l’ouverture en 2017 d’une première chaire d’anthropologie européenne à l’université catholique de Louvain. Ce travail aurait pu, et aurait dû sans doute commencer plus tôt :  si nous l’avions engagé il y a trente ou quarante ans, l’idée européenne ne connaîtrait peut-être pas un tel désamour aujourd’hui. Une deuxième chaire est actuellement en constitution à la Hertie School à Berlin, dont le titulaire sera l’anthropologue d’origine indienne Arjun Appadurai. Une troisième est en train de naitre à Cork, en Irlande ; et une quatrième est déjà en fonction à l’Université de Montréal, afin que des non-Européens soient associés à cette démarche. L’idée est de constituer un réseau qui, petit à petit, nous apportera les éléments d’un discours politique renouvelé sur l’Europe et les Européens.

Cette démarche peut nous permettre de comprendre différemment des phénomènes qui semblent à première vue relever de la pure rationalité économique. Elle permettrait par exemple de demander dans quelle mesure les représentations culturelles de la dépense et de la dette en Allemagne et en Grèce sont réconciliables… Il a souvent été fait état de l’humiliation imposée aux Grecs et à leurs représentants à l’issue du fameux sommet-marathon de l’Eurogroupe en juillet 2015. Mais pour saisir toute la portée de cette situation, ne faut-il pas prendre la mesure de ce que signifie « humiliation » dans des sociétés méditerranéennes où l’opposition honneur/honte a un rôle structurant ? Et se souvenir que le mot allemand Schuld ne signifie pas seulement « dette », mais aussi « faute », « culpabilité » ? Nous avons bien affaire à des composantes anthropologiques profondes qui peuvent favoriser, ou à l’inverse bloquer, l’élaboration du consensus dans des domaines essentiels en matière de construction européenne.

Il s’agit aussi de comprendre des choses très concrètes, qui touchent à la vie quotidienne et aux mœurs des Européens : pourquoi les Espagnols vont-ils au foot en famille et les Italiens entre amis ; ou bien pourquoi les Allemands célèbrent-ils leur anniversaire de manière aussi pompeuse à partir de l’âge de 60 ans ? Un autre cas intéressant, qui a fait l’objet d’un colloque à Louvain, touche aux figures tutélaires de l’hiver européen, de Saint Nicolas à Santa Claus en passant par la Befanaitalienne ou encore le Krampus en Europe centrale. Ces figures englobent une collection bariolée de personnages, dont certains sont des saints bienveillants, d’autres, tel le Père fouettard, des figures qui font peur aux enfants ; au sein de la généalogie du Père Noël se greffent aussi bien des produits de l’histoire récente – les mœurs de l’Angleterre victorienne, l’influence des GIs sur le sol européen à la fin de la Seconde Guerre mondiale – que des festivités hivernales très anciennes. De fait, certaines ramifications de ces cycles festifs communs à tous les Européens nous renvoient à des racines préchrétiennes, notamment d’origine romaine. Par exemple les Calendes ou les Saturnales seraient à l’origine de ce que l’anthropologue Arnold Van Gennep a appelé « le cycle des douze jours » des festivités qui vont de Noël à l’Épiphanie – période de tous les dangers, entre la fin et le renouveau, pendant laquelle les mondes des vivants et des morts se côtoient. Ces « figures du froid européen » sont par ailleurs prises dans une série de controverses qui témoignent des affres identitaires de l’Europe d’aujourd’hui et de la vigueur des critiques féministe et post-coloniale, illustrée par la polémique autour des traits africains du Swarte Piet flamand. En s’intéressant à ce genre d’objet, nous touchons à la fois à des spécificités associées à des espaces locaux et particuliers mais aussi à des marqueurs qui sont partagés à travers toute l’Europe, et à des évolutions qui dénotent la transformation des sociétés européennes contemporaines.

Le temps est venu de cesser de nous focaliser comme nous l’avons fait pendant des années sur ce qui est de l’ordre de l’économique et du supra-politique en Europe, pour aller chercher dans ce qui est infra-politique les éléments d’un nouveau récit commun. On le voit très bien quand on examine ce qu’il faut mettre ensemble du point de vue des mentalités collectives pour bâtir, par exemple, une politique de défense et de sécurité commune. Une politique européenne de défense et de sécurité ne peut se construire si on ne met pas aussi en commun des rêves et des cauchemars. Harmoniser des rêves et des cauchemars, voilà qui est extraordinairement difficile ; il faudra pourtant en passer par là si nous ne voulons pas laisser la passion aux mains de ceux qui la manipulent pour détruire le projet européen.

 

*« L’idée d’Europe » était le thème du séminaire d’initiation à la philosophie politique organisé par l’École nationale de la magistrature entre le 28 janvier et le 1erfévrier 2019, en lien avec l’Institut des hautes études sur la justice et la revue Esprit. Ce texte est adapté d’une conférence prononcée à cette occasion.

[1]Elie Barnavi,L’Europe frigide, Réflexions Sur Un Projet Inachevé, Ed. André Versaille, 2008.

[2]Pierre Hassner, « L’Europe et le spectre des nationalismes », Esprit, octobre 1991.