Compte rendu de séminaire : violence et histoire

Ce texte a fait l’objet d’une présentation à l’ENM de Paris, dans le cadre du séminaire d’initiation à la philosophie politique, le 25 janvier 2016. Son objectif était d’exposer et de reprendre, à la lumière d’évènements plus récents, quelques-uns des points forts d’une réflexion sur la justice transitionnelle conduite dans le cadre d’un séminaire co-organisé par l’IHEJ et le ministère des affaires étrangères français en 2011 et 2012. Dans son sillage, un rapport avait été publié par l’IHEJ en 2013 (disponible sur le site de l’IHEJ) et un document stratégique a par la suite été produit par le MAEDI (l‘approche française de la justice transitionnelle). Aujourd’hui l’IHEJ poursuit sa collaboration avec le MAEDI pour que cette stratégie puisse être mise en valeur et rendre possible son opérationnalisation (séminaire des ETI du 21 juillet 2015, ateliers du 17 novembre 2015). Nous profitons de la publication de cet article pour proposer aux lecteurs de notre site un panorama synthétique des principaux exemples de situation de justice transitionnelle dans le monde entre 1983 et 2013. Ce panorama a été réalisé par Alain Laraby, l’un des co-rédacteurs du document stratégique.

Peut-on sortir de la violence du passé ? Entre théorie et pratique, de la justice transitionnelle, dans sa version faible, à la justice reconstitutive.

Auteur : Joël Hubrecht

 

Malgré les visages éplorés de ces colonnes de réfugiés, interminables et toujours semblables, ou ces images vues mille fois de cadavres laissés à l’abandon dans les ruines et sur les bas-côtés, la violence est plurielle et la guerre ne cesse de changer de forme et de nature. Les guerres les plus fréquentes de notre époque, ainsi que le rappelle Pierre Hassner dans un article intitulé « Violences, conflits et guerres : déclin ou mutation ? »[1], sont des guerres civiles, menant ou non à des sécessions et à la création de nouveaux Etats : entre 2001 et 2010, sur 29 conflits armés, 2 seulement furent des guerres interétatiques, 10 des guerres civiles internationalisées et la majorité des conflits internes. Or il est frappant de constater que, malgré la diversité des causes, qu’elles soient de nature politique, ethnique ou religieuse, dans toutes les situations de post-conflit, et même dans celles où le conflit est toujours en cours, comme en Syrie[2],  se posent aujourd’hui la question de la justice transitionnelle.

Il est vrai que ce concept est assez ouvert, sinon flou, pour couvrir une très grande variété de situations et de réponses. La définition de référence est celle qu’en a donné le secrétaire général des Nations  Unies : elle « englobe l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation ». Sont donc désignés comme relevant de la justice transitionnelle :

–          Les poursuites pénales (devant des tribunaux nationaux, mixtes ou internationaux)

–          Les commissions vérités et autres commissions d’enquête

–          Les réparations aux victimes (sous toutes leurs formes, financières, symboliques, individuelles ou collectives)

–          Les réformes institutionnelles (procédures de vetting, RSS, etc…)

–          Les programmes de mémorialisation

Ce qu’on désigne sous le terme justice transitionnelle a maintenant plus de 30 ans de pratique (si on remonte aux transitions en Amérique latine, à la commission vérité bolivienne de 1982 ou argentine de 1983),  deux bonnes décennies de théorisation universitaire (depuis les travaux de Priscillia Hayner et de Rudie Teitel), et à peu près autant d’années de progressive institutionnalisation, en particulier à l’ONU, depuis le fameux rapport Louis Joinet de 1995 (qui en définit les 4 principaux piliers) au rapport de 2011 sur « l’Etat de droit et la justice transitionnelle dans les sociétés en situation de conflit ou d’après-conflit »,  de la création en 2005 d’une Commission de consolidation de la Paix à la nomination en 2010 d’un représentant spécial sur la question (Pablo de Greiff).

On peut donc parler d’une évolution majeure, voire d’une « révolution », dans le domaine de la justice. En ayant cependant à l’esprit que ces mécanismes s’ancrent en partie dans le champ judiciaire mais le débordent également largement. A l’origine les CVR étaient d’ailleurs un substitut à d’impossibles poursuites judiciaires. Il faut aussi garder à l’esprit la dimension politique de ces mécanismes, politique au sens institutionnel mais surtout au sens de ce qu’il engage de fondamental dans la réorganisation d’une société toute entière, de ses valeurs et de son identité. Ce pourquoi nous avons utilisé, avec Antoine Garapon, dans un rapport de l’IHEJ pour le MAE, posant les bases d’une stratégie française de justice transitionnelle, le terme de « justice reconstitutive »[3] : parce qu’il y a là la possibilité d’une « reformulation de l’idée de justice » dans la longue durée et pas seulement un instrument transitoire et éphémère du post-conflit (même si certaines formes de rituel collectif peuvent être, elles, temporaires). Comment cette justice fait-t-elle face à la violence du passé et au spectre de son retour en théorie et dans la pratique ? Que vise-t-elle et sur quoi butte-t-elle ?

I En théorie, une approche renouvelée :

Sans aller jusqu’à parler de différentes écoles bien identifiables, la justice transitionnelle a donné lieu à plusieurs approches théoriques. Longtemps la justice transitionnelle a été réduite aux mécanismes transitoires précédents la reconstruction des institutions du pays, ou au seul mécanisme des commissions vérité, ou encore sous le terme de « justice restauratrice » (restorative justice), en opposant une justice ré-intégratrice basée sur le pardon et une justice vengeresse et punitive, elle a été conceptualisée non pas en complémentarité mais en opposition structurelle à la justice pénale.  Aujourd’hui ceux sont les tenants d’une vision systémique et ceux qui défendent une approche plus restrictive qui s’opposent pour savoir si il faut ou non intégrer dans le domaine des questions comme celles liées au développement ou au DDR (les programmes de démilitarisation des anciens combattants).

Dans notre rapport sur la justice que nous avons qualifiée de « reconstitutive », nous avons mis en lumière, de manière schématique, une version faible et une version forte de la justice en transition, en considérant que seule la seconde permettait un véritable traitement des causes de la violence de masse, une violence comprise comme étant d’abord de nature politique, c’est-à-dire comme non-réductible à des individus pervertis s’abrogeant de la loi, qu’il suffirait d’écarter en les jugeant et en les mettant en prison, ou à des psychés malades dont il faudrait sonder l’inconscient pour les soigner et les réintégrer dans la société. Nous sommes confrontés à un phénomène plus complexe, qui ne marque pas une simple suspension temporaire de la loi mais une véritable perversion de la loi, mise au service d’une dynamique collective mortifère au nom d’un idéal commun ou d’une défense commune.

Or c’est la combinaison des mécanismes de justice transitionnelle qui peut permettre d’appréhender cette complexité de la violence politique de masse à la fois parce qu’elle pourra en traiter les diverses facettes, ce sera mon premier point, mais aussi parce qu’elle les traitera de manière démocratique et ouverte, inaugurant une nouvelle relation entre le politique et le droit, ce sera mon second point.

a)      traiter les différentes facettes de la violence

La traduction en justice des principaux et des hauts-responsable de crime de masse a connu dans la seconde moitié du XXème siècle des avancées considérables en se dotant d’un nouveau droit autour des crimes internationaux les plus graves (crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide). En mettant en place des tribunaux internationaux, à Nuremberg puis dans les années 90 avec d’abord des TPIad-hocs pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda puis des tribunaux hybrides, au Sierra-Leone, au Cambodge, etc. Ces tribunaux internationaux, en particulier sous cette forme de tribunaux ou de chambres mixtes, sont un recours souvent indispensable pour palier à la désorganisation des institutions au sortir du conflit et à la décrédibilisation des tribunaux et magistrats issus de l’ancien régime. Surtout, cette justice s’est institutionnalisée avec la création d’une juridiction permanente, la Cour pénale internationale. Entre la première monture de cette justice à Nuremberg et l’entrée en vigueur du statut de Rome et de la CPI en 2002, on assiste à une autonomisation progressive d’un processus judiciaire que les Etats-Unis ont impulsé et imprégné de l’influence de leur procédure mais qu’ils ne contrôlent plus désormais, dont ils se méfient et dont ils ne sont plus les principaux artisans. Avec le principe de complémentarité, qui donne à ses Etats-membres la priorité juridictionnelle s’ils ont la volonté et la capacité de poursuivre eux-mêmes les suspects, le principe de poursuites ciblées sur les plus hauts responsables seulement, la CPI est devenue le pivot d’une veille juridictionnelle et d’une approche coopérative qui en fait, dans l’espace francophone – je cite le guide pratique de l’OIF – un « partenaire incontournable des processus de reconstruction de la paix et, donc, de la justice en période de transition et un maillon indispensable dans le processus de reconstruction, à condition qu’elle soit saisie dans un temps compatible avec celui du travail des commissions vérité ou institutions équivalentes. Sous cette réserve, la CPI est une des réponses possibles pour la recherche de vérité et la demande de réparation, prolongeant le travail d’établissement des faits mené par les commissions vérités et les commissions d’enquête, par la sanction des responsables des violations massives des droits de l’Homme » (OIF, guide pratique, 2014, p.13)[4].

Cette complémentarité est encore assez récente, les mécanismes de poursuites pénales ayant à l’origine, et tout particulièrement dans les années 90, été mis en opposition avec la logique des commissions vérité, considérées comme une solution par défaut en Amérique latine puis comme un choix positif en Afrique du Sud. A ce moment se développe un discours autour des politiques du pardon, portées par les Commissions vérité, comme une alternative, un progrès, face aux politiques de châtiment, portées par le recours aux tribunaux internationaux. Ce discours a été théorisé sous la dénomination de « justice reconstructrice » (restorative justice)[5]. Aujourd’hui les programmes de justice transitionnelle recourent généralement aux deux approches : la loi organique sur la justice transitionnelle votée en Tunisie en décembre 2013, prévoit à la fois une « Instance Vérité et Dignité » et la mise en place de chambres spécialisées pour juger les auteurs de violations massives des droits de l’Homme. Dans son rapport remis en décembre 2014 sur les crimes commis par la dictature militaire, la commission brésilienne de la vérité recommande de la levée de la loi d’amnistie votée en 1979 et la tenue de procès. Cela ne signifie certes pas que les paradigmes de la « restorative justice » soient complètement délaissés – les autorités burundaises ont très fortement insisté sur la dimension du pardon dans leur soutien à la mise en place d’une commission vérité et occulté le projet de tribunal spécial qui faisait pourtant partie de la feuille de route issus des accords de Paix d’Arusha – mais la confrontation frontale autour des mécanismes de justice à privilégier a tourné court, chacun de ces mécanismes buttant contre ses propres limites : les tribunaux n’ont la capacité de poursuivre qu’un nombre assez limité de responsables ; les commissions n’éteignent pas les demandes de toutes les victimes en matière de sanction de crimes qui, dans le cas où ils peuvent être qualifié comme des crimes internationaux les plus graves, sont non amnistiables et imprescriptibles en droit international ; au Chili, en Argentine, au Brésil, les commissions n’ont pas empêché et parfois appelé de leur vœux dans leur rapport la tenue de procès.

Cette mise en avant de la complémentarité entre justice pénale internationale, nationale et commissions n’est cependant pas que le fruit de leurs insuffisances mais bien de leurs spécificités. Leur convergence est utile car, par nature, le procès pénal se rattache à des responsabilités individuelles alors que les Commission vérité par contre peuvent, elles, au travers de leurs séances et de leur rapport final, mettre à jour et pointer des responsabilités plus collectives pour favoriser une réflexion dans l’ensemble de la société. Car on ne devient pas tortionnaire ou génocidaire uniquement à partir d’une faille individuelle mais comme l’écrit Raphaël Branche à cause de « la conjonction de soubassements individuels et de certains mécanismes collectifs ». Occulter ou passer à côté de cette examen de conscience collectif risque sinon de réduire à néant du moins de réduire considérablement les apports des procès. L’absence d’une approche politique des violences du passé étant masquée par une approche criminologique pouvant donner l’illusion qu’avec la mise au ban de quelques personnes, le mal peut être exorcisé.

Au contraire, dans une approche plus substantielle de la justice en transition, la violence du passé n’est pas exorcisée mais la possibilité du mal politique est intériorisée. Et cette intériorisation sera pour une bonne part assurée par la création de mécanismes mémoriels qui permettront à la fois d’éclairer et d’approfondir ce lien entre l’apport de l’action judiciaire et celui des commissions, et qui l’inscriront dans la durée.

Cette approche globale, contrairement à certaines théories holistiques de la justice transitionnelle, n’évacue pas les tensions qui peuvent survenir entre les différents programmes et n’implique pas non plus qu’il faille faire tout et tout en même temps. Le séquençage des actions est une nécessité. Mais comment éviter que les réparations n’arrivent ni trop tôt – avant même, comme en Tunisie, que le rapport de la Commission dédiée n’ait été rendu – ni trop tard – après les programmes d’aide à la réinsertion des soldats démilitarisés ou leur amnistie ? Comment gérer les tensions et insérer les mécanismes de JT dans le cycle « sécurisation/ reconstruction/ développement » ? Il s’agit donc de penser des continuums entre les actions d’urgence, le court terme et la longue durée et de construire un marquage du temps. Le séquençage ne fait pas que se plier aux évolutions du contexte, il doit aussi permettre de le faire évoluer. Le séquençage n’est pas une fragmentation. Il permet d’ancrer le processus de justice transitionnelle dans la durée et dans la spécificité de chaque situation. Car il n’y a pas de bon séquençage dans l’absolu. Il dépendra de la crise (guerre civile, internationale, régime oppressif, etc.) et du type de sortie de crise (transition négociée ou non négociée, avec ou sans intervention de la communauté internationale, etc.). Il dépendra aussi des moyens, généralement limités, des populations, plurielles et souvent divisées, et de leur culture, y compris de leur culture juridique qui peut pour certaine se rapporter aux modèles de civil law et pour d’autres de common law ou encore puiser dans des pratiques traditionnelles.  S’il n’y a pas de séquençage prédéterminé pour traiter les différentes facettes de la violence, on peut toutefois dégager des principes généraux quant à la méthode à suivre, une méthode dont dépendra la portée de ce type de processus, c’est-à-dire la capacité à traiter démocratiquement ce retour sur les violences du passé.

b) les traiter démocratiquement

La justice transitionnelle participe en effet d’un programme politique de démocratisation puisque, comme l’écrit Jean-Pierre Massias, « il s’agit d’abord d’inscrire le processus individuel de répression des crimes commis à l’époque de la dictature et de la violence dans un processus collectif de mutation institutionnelle et normative »[6]. La visée devrait donc être d’instaurer une nouvelle relation entre la politique et le droit, car c’est finalement là, la véritable réponse à la dénaturation de la loi par le crime de masse. Et cette visée n’est pas atteinte à la toute fin du processus, comme si l’horizon de la réconciliation salvatrice pouvait être franchi, elle est le fruit de la conduite même du processus. Ce pourquoi, nous avons dans notre rapport sur la justice reconstitutive, insisté sur le processus lui-même plus encore que sur les objectifs lointains et généraux qui définissent traditionnellement cette justice. La dynamique transformatrice et progressiste de la justice transitionnelle réside autant sinon plus encore dans le processus que dans le résultat effectif (nombre de procès, nombre de témoignage recueillis par les commissions, montant des réparations versées, etc.).  Dans cette optique, la justice transitionnelle n’a de sens que si elle inclut de manière active la société civile, donne un rôle central et participatif aux victimes, s’appuie sur des consultations nationales, mais, ce faisant, sans qu’elle se réduise pour autant à la construction d’un contre-pouvoir ; elle participe aussi de la reconstruction du pouvoir et des institutions. Le nouveau pouvoir politique a la charge de co-organiser un espace qu’il ne s’approprie pas, de soutenir un processus qui sera :

–          participatif, c’est l’essence même des mécanismes du type commissions vérité

–          contradictoire, c’est le cœur de procédures pénales équitables

–          opératoire c’est-à-dire ayant un impact réel, en particulier au travers de la mise en place de réparations et de la mise en œuvre de réformes institutionnelles

Les processus de justice transitionnelle se construisent idéalement en consultant les populations, avec des associations et des acteurs de la société civile  autant qu’avec les représentants institutionnels. L’implication de ces dernières est fondamentale car il n’y a pas de processus véritable sans volonté politique réelle.

La nature des institutions, leur cadre symbolique, les procédures suivies, la cérémonie de parole et de raison que sont le procès ou les séances publiques des commissions vérité, permettent de réaffirmer des interdits moraux indispensables à la survie de l’humanité (l’inhibition de son agressivité et de sa toute-puissance potentielle) et de juguler aussi bien la violence des individus (le cycle de la vengeance) que la violence collective (le sacrifice du bouc émissaire) tout en réactualisant la puissance de la symbolique et des rites non-langagiers, en particulier de ceux qui transmutaient la violence impure, incontrôlable et contagieuse, en une violence « pure », une violence légitime, contrôlable, juste et limitée. Et cela sans signifier ni impliquer que la violence d’Etat serait par nature une « bonne violence » s’opposant à la « mauvaise violence » venue de la société. Au contraire elle sait qu’elle peut constituer elle aussi une violence dangereuse pour la société et elle le reconnait publiquement par la reconnaissance des victimes, la condamnation pénale ou symbolique des responsables et le respect de la séparation des pouvoirs. L’Etat est désacralisé mais réhabilité.  Le mal politique n’est pas dépassé mais intériorisé. Et ainsi, la reconstruction individuelle des victimes après le crime de masse accompagne la reconstruction collective des institutions.

Voilà pour la théorie. Qu’en est-il concrètement ?

II En pratique, des écueils et de nombreux défis :

L’opérationnalisation des mécanismes de justice s’avère particulièrement délicate et se révèle souvent décevante. Pourquoi ? Il y a bien sûr des questions de moyens qui vont limiter le nombre et la portée des projets. Le tribunal spécial qui juge Habré au Sénégal connait ainsi, en cours de route, des problèmes financiers (sur la communication).Il y a des choix dans la conduite de la reconstruction qui pourra privilégier la relance économique, comme en Côte d’Ivoire, ou des compromis entre les anciens belligérants pour ne pas revenir sur le passé, comme au Liban.

Il y a aussi deux risques majeurs que l’on rencontre dans la plupart des situations :

–          d’un côté, la technocratisation et la dépolitisation du processus

–          de l’autre, l’instrumentalisation et la surpolitisation du processus

a)      le risque de la dépolitisation du processus

L’accumulation des expériences, l’institutionnalisation onusienne, la multiplication des études sur le sujet avec ces centres d’experts (comme l’International center for transitional justice à New-York) et ses revues spécialisées (comme l’international journal of transitional justice de l’université d’Oxford) témoignent du succès et de l’universalisation de la justice transitionnelle, ce dont nous sommes les premiers à nous réjouir. Il y a pourtant deux risques d’écueils générés par ce « succès fulgurant » :

–          la tentation, en réaction à l’extrême diversité des problématiques qui sont couvertes, d’édifier une théorie générale qui modélise et fige la justice transitionnelle. Le risque est celui d’accoucher d’un « savoir académique » qui produirait des colloques passionnants mais qui substituerait la confrontation des idées et des concepts à la confrontation avec les réalités humaines, politiques et institutionnelles.

–          En plus de ce péril de la « théorisation », se dresse une autre tentation, celle de la « boite à outil » : une approche moins conceptuelle, plus pragmatique et technocratique mais décontextualisée, dépolitisée au sens d’aveugle à toute analyse des enjeux et des configurations politiques. Une approche produisant des projets formidables de « bonne gouvernance », avec des objectifs précis et bien quantifiés, de ceux qui peuvent répondre aux indicateurs imposés par les grands bailleurs de fonds, usant du bon vocable et des concepts à la mode, mais qui se révèlent des coquilles vides dans la réalité parce que inadaptés ou imposés de l’extérieur.

Bien entendu, la singularité des situations n’annihile pas la pertinence des principes universels ou plus généraux et il y a bien des leçons importantes à tirer des expériences conduites ailleurs. Oui, il y a des « bonnes pratiques » à diffuser, comme l’accompagnement psychologique des victimes avant et après les audiences, la création d’un Bureau de la défense dans les TPI ad-hocs, etc. Mais sans tomber pour autant dans le « problem solving ». La justice transitionnelle n’est ni une nouvelle « science » ni une « boite à outil ».

b)      le risque de la surpolitisation du processus

Nous l’avons montré, les processus de justice transitionnelle sont par nature indissociable de la politique. Donc, bien que ceux qui incarnent ces processus, les juges dans les tribunaux, les commissionnaires dans les commissions vérités, les responsables des mémoriaux, etc., ne soient généralement pas eux-mêmes des politiciens, ces derniers sont impliqués dans l’élaboration et la conduite de ces processus. Et ils le sont de plus en plus, au point que plusieurs pays se sont dotés, au moins temporairement, d’un ministère dédié à la question de la justice transitionnelle, par exemple en Tunisie et en Egypte, ou donne au ministère de la justice des prérogatives et un rôle pilote. Comme le note Fabrice Hourquebie, « ce pilotage institutionnel peut s’avérer nécessaire s’il permet la cohérence et la bonne mise en œuvre des processus ; en revanche, il devient néfaste s’il aboutit à la récupération du processus et à sa mise sous tutelle »[7].

Pour reprendre les deux cas que je viens de mentionner, en Tunisie la justice transitionnelle est devenu « un outil pour la politique, exploité par les différentes tendances et par les partis pour servir leur propre intérêt »[8]. Le parti islamiste Ennahda en particulier a cherché à légitimer leur lutte en apportant une reconnaissance publique à l’histoire partisane de leur  martyrologie, endurée le temps de la lutte contre Bourguiba et Ben Ali, jusqu’à la « renaissance » (en arabe Ennahdha)  et à la rupture post-révolutionnaire. Il a tenté de placer ses partisans dans les postes-clés de l’administration au travers d’un programme de réparation/réhabilitation instaurant un recrutement préférentiel dans le secteur public des anciens prisonniers politiques. Cette politisation a nourri la défiance de nombreuses victimes vis-à-vis du processus et les a dissuadées d’y participer. En Egypte, le pouvoir de Sissi, au moment de la campagne électorale de 2014, a affiché de grandes ambitions en matière de justice transitionnelle, pour finalement concentrer tout l’appareil judiciaire sur les Frères musulmans, dans des procès collectifs débouchant sur des condamnations à mort en masse, et pour favoriser la mise au ban de toutes autres formes d’opposition, y compris associative, instaurant un régime plus répressif que celui qu’avait rejeté les révolutionnaires. Dans les deux cas, on voit que les tensions ne suivent pas seulement une ligne d’opposition entre les anciens belligérants ou entre les anciens membres de la dictature et ceux qui les ont renversés mais qu’elles sont souvent tout aussi vives entre les partisans de la transition.

Cette politisation, ou plutôt cette « surpolitisation » de la justice transitionnelle la décrédibilise et l’endommage en faisant peser sur elle le risque de trois écueils, que distingue Jean-Pierre Massias[9] :

–          celui de l’unilatéralité : le jugement des crimes se limite à une seule catégorie d’acteurs

–          celui de l’impunité : les mécanismes de jugement et de vérité sont neutralisés ou de pure façade et profite concrètement et entièrement au seul processus d’amnistie

–          celui de l’impuissance : les mécanismes prévus sont inappliqués, les rapports des commissions ne sont pas rendus publiques, les propositions de réforme ne sont jamais mis en œuvre

Et donc, face à ces deux grands périls, la dépolitisation ou la surpolitisation, on comprend bien que tout le défi de cette justice, qui est une justice négociée, une justice de compromis, revient à trouver des équilibres et des articulations qui sont souvent fragiles et évolutifs entre des pôles à la fois indissociables et en tension (paix et justice, sanctions et réintégrations, principes généraux et réalités singulières, national et international, etc.). Contrairement à toute une littérature qui réduit cette justice à la justice d’un moment provisoire, celui de la transition post-conflit, ce qu’elle est aussi, il s’agit, selon nous – ce n’est pas un nous de majesté mais celui, pluriel, des auteurs du rapport sur la justice reconstitutive, de la penser d’abord comme la justice d’un moment de fondation ou de refondation, c’est-à-dire une justice qui ne va pas permettre de « tourner la page » comme on le dit souvent mais qui sera la page sur laquelle une nouvelle histoire va pouvoir s’écrire. Selon une formule d’Antoine Garapon : « l’idée faible de justice transitionnelle suppose un centrage sur la justice plutôt que sur la politique d’une part, et une transition comme mouvement alors que c’est l’enracinement qui est le vrai problème »[10]. Ce n’est pas un hasard si Kora Andrieu, universitaire française[11] qui est allée sur le terrain, en Tunisie et au Mali, confronter la théorie à la réalité, critique elle aussi des ambiguïtés de la notion de « justice transitionnelle », avait suggéré le terme de « justice refondatrice ». La période de sortie de crise et de lancement de la reconstruction apparait comme le temps naturel de cette refondation. Toutefois, ce temps fondateur, qui n’est pas à confondre avec une mythique « année zéro » et un « pacte citoyen » qui serait signé sur une « tabula rasa », ne s’arrête pas à ce seul moment. La commission nationale de la vérité, au Brésil, dont les travaux portent sur la dictature de 1964-1985, a été mise en place en 2011. Celle que vient d’annoncer, en février 2015, le président d’Uruguay reviendra sur la dictature de 1973-1985, sur des faits vieux de quarante ans donc. La justice transitionnelle peut donc prendre place ou rester au cœur de la vie politique bien après la période dite de « transition ».

Conclusion

Pour reprendre notre interrogation de départ, nous dirons donc qu’aucune société n’est condamnée à rester irrémédiablement aux prises avec des violences qui ne passent pas, mais qu’aucune n’est pour autant en mesure d’en sortir complétement et définitivement. Elles peuvent par contre s’appuyer sur le récit des violences du passé pour, sans les ressasser ni les oublier, refonder leur pacte politique, au sens que Pierre Hassner (avec qui nous avons ouvert cette réflexion et avec qui nous la refermerons) donne à la politique : « l’essence de la politique consiste non pas à supprimer la force, mais à la domestiquer pour la faire servir à sa propre négation »[12].

 

[1] Pierre Hassner, La revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crises du politique, Fayard, 2015, p.209.
[2] Voir les travaux de l’association syrienne TDA (« The day after ») et la partie de leur rapport sur la justice transitionnelle (disponible sur http://tda-sy.org ).
[3] « La justice reconstitutive. Un objectif diplomatique pour prévenir et surmonter les crimes de masse », Institut des hautes études sur la justice, Rapport 2013, disponible sur le site de l’IHEJ : www.ihej.org
[4] Ce guide est disponible en ligne sur le site de l’OIF. Il a également fait l’objet d’une publication dans l’Annuaire de justice pénale internationale et transitionnelle 2014, annuaire publié en 2015 sous la dir. De J-P. Massias, X. Philippe et P. Plas par l’Institut universitaire Varenne (Collection Transition & Justice).
[5] Voir notamment les travaux de H. Zehr et J. Jennifer, ainsi que l’ouvrage de Desmond Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, 2000.
[6] Jean Pierre Massias, « Politique, politisation et justice transitionnelle », Les cahiers de la justice, n°3/2015, p.346.
[7] Fabrice Hourquebie, « les processus de justice transitionnelle dans l’espace francophone : entre principes généraux et singularités », Les cahiers de la justice, n°3/2015, p.330.
[8] Voir le rapport « Participer, c’est avoir de l’espoir…participation des victimes au processus de justice transitionnelle en Tunisie », Baromètre de la justice transitionnelle (university of York, Al-Kawakibi Center, Impunity watch), octobre 2015, p.33-34.
[9] J-P. Massias, « Politique, politisation… », op. cit.
[10] « La justice reconstitutive… », op. cit., p.19.
[11] Kora Andrieu, La justice transitionnelle. De l’Afrique du sud au Rwanda, coll. Folio-essais, Gallimard, 2012.
[12] PH, préface à « la politique. Les plus grands textes de Xénophon à Machiavel et Rawls » (anthologie du CNRS/Nouvel Obs)