Sommes-nous en guerre?

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Contre le FLN algérien, la France refusait d’employer le mot “guerre”. Aujourd’hui, la classe politique se précipite. Gare à ne pas mélanger les registres : l’action militaire extérieure, les opérations de police et la lutte contre les discriminations.

Article publié dans l’Obs, numéro spécial n°2663 du 16 novembre 2015

Comme Fabrice Del Dongo, qui perçoit l’événement historique à travers le brouillard de la guerre, les chevaux en furie et l’odeur du sang mais sans le comprendre, nous avons ressenti la guerre sans savoir de quelle bataille il s’agissait. Comment qualifier les images que nous avons vues autrement que comme «scènes de guerre»? La transformation des rues de Paris, que nous aimons tant, en champ de bataille, les cris de douleur, le crépitement des mitraillettes, la disparition subite de l’insouciance: tout cela nous a propulsé dans le temps de la guerre.
Scènes de guerre? Assurément ; entrée en guerre? Cela me semble plus discutable. Et il n’y a là, dans mon esprit, aucune sous-estimation de la gravité de la situation, ni minimisation de la souffrance des victimes. Tout au contraire, car ce qui se profile est peut-être, par certains côtés, pire que la guerre. Dans son remarquable livre intitulé «la Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crise du politique», Pierre Hassner conclut avec Raymond Aron que la troisième guerre mondiale reste aussi improbable que la vraie paix est impossible. Mais, ajoute-t-il, «la période actuelle est, en un sens, plus dangereuse que la guerre froide d’antan car celle-ci connaissait des frontières et des règles bien établies, alors que les différentes crises intérieures et globales accroissent la part d’imprévisibilité».
Pour une large majorité aujourd’hui, l’affaire semble entendue: «nous sommes en guerre.» Si cette aaffirmation soulage nos coeurs meurtris, au moins momentanément, elle ne résout rien ; pire, elle peut nous enfermer dans une rhétorique trompeuse. Ne soyons pas en retard d’une guerre. Ce qui est certain, c’est que cette guerre ne résulte pas, comme la guerre classique, d’une comparaison des forces entre puissances homogènes par la confrontation organisée selon des règles partagées. L’homogénéité des parties belligérantes est une des conditions de la réciprocité. Le terrorisme se distingue de ce modèle par une relation asymétrique. La force du terroriste, c’est de se moquer de cette réciprocité, c’est d’esquiver, de refuser le combat pour imposer sa propre règle du jeu.

OÙ EST L’ENNEMI ?

Un détail des attaques de vendredi dernier est très révélateur à cet égard : les policiers ont vite compris que les preneurs d’otage du Bataclan ne voulaient pas négocier mais tuer le plus possible. Dans le cadre d’une guerre, cela ne s’apparente pas à un acte de guerre mais bien plutôt à un crime de guerre. Le droit donne une qualification à de tels actes : ce sont des massacres de civils. On pourrait parler de guerre si les djihadistes s’étaient directement affrontés armes au poing aux forces de l’ordre.
Le risque de cette rhétorique guerrière est de nous faire ressembler à notre adversaire et de lui reconnaître implicitement la dignité de combattant. La qualification de guerre pour désigner ces événements pourrait alors se refermer sur nous comme un piège car lorsque l’on ne fait la guerre que d’un seul côté, on finit toujours par
perdre. De surcroît, il ne faut engager que des guerres que l’on peut gagner, et celle ci est ingagnable car l’asymétrie place d’emblée l’État dans la position du perdant : soit il surréagit et il y perd son âme (c’est le «Patriot Act» américain), soit il ne se montre pas à la hauteur, il «sous-réagit» et il ne tardera pas à perdre le pouvoir, ne satisfaisant pas à son obligation principale, qui est la condition de toutes les autres: la sécurité.
Nous sommes en guerre, mais où est l’ennemi? Exaspéré de ne pas le trouver, nous courons le risque d’en désigner arbitrairement et d’en voir où il n’y en a pas. Qui dit guerre, dit objectifs de guerre. Pourquoi se battre? Si l’on se bat pour notre sécurité, la bataille est d’emblée perdue car elle est un bien inatteignable dans sa forme absolue, et elle ne vaut rien si elle n’est pas totale. Dans la guerre classique, c’est un territoire qu’il faut défendre. Dans ces nouvelles violences, ce sont des valeurs, un mode de vie que nous avons conquis de haute lutte : ce sont les Lumières. Mais précisément ces Lumières, promises au monde entier, exigent de ne pas employer les mêmes méthodes que l’adversaire. L’enjeu essentiel est de ne pas perdre l’avantage de l’innocence en adoptant des mesures qui déshonoreraient les valeurs pour lesquelles nous nous battons. Le terrorisme nous met dans un noeud coulant où toute progression vers la victoire est une défaite ; où toute avancée est un point accordé à l’ennemi qui rêve de révéler au monde entier, et à nous-mêmes, notre propre nature.
Ce n’est pas un hasard si les attaques se sont portées sur des salles de spectacle, un stade et des bars, c’est-à-dire sur des lieux de représentation, de jeu, de culture. Ce qu’il faut défendre, c’est notre mode de vie ouvert, tolérant ; c’est la liberté, l’égalité, la fraternité, le respect du tous.
Cette « guerre » – je n’aime décidément pas ce mot – doit être menée en faisant coexister plusieurs logiques qui peuvent apparaître contradictoires. Personne n’a mieux résumé la stratégie souhaitable que le regretté Yitzhak Rabin : « Je négocie d’un point de vue politique, comme s’il n’y avait pas de terrorisme, et je combats le terrorisme comme s’il n’y avait pas de négociation politique. » La victoire devra combiner une action sur plusieurs fronts : le plan militaire tout d’abord en portant le plus de coups fatals à Daech tout en minimisant nos pertes ; le front diplomatique ensuite en créant des coalitions, voire en négociant ; le registre proprement sécuritaire et policier, notamment en renforçant le renseignement, arme essentielle qui a le défaut de n’être pas visible ; le terrain judiciaire par la plus grande sévérité mais sans jamais rompre avec les règles de l’État de droit, ni avec celles de notre justice.

LE FERMENT DE LA HAINE

Parmi ces règles, figure la réinsertion, et les terroristes y ont droit comme les autres détenus. Il faut nous montrer capables de travailler avec les jeunes radicalisés en leur proposant de véritables programmes qui les réconcilient avec leur société. Il faut savoir enfin lutter contre les causes profondes de discriminations et contre les injustices qui sont le ferment de la haine. On n’échappera à la dialectique infernale qu’en diversifiant et en cloisonnant nos réactions, tout en les coordonnant. C’est le salaire de la déterritorialisation : il n’y a plus de front, ni de concentration des forces sur un point topographique, ce qui nous oblige à dissocier nos réponses.
La loi sur l’état d’urgence dont il est fait usage aujourd’hui, a été votée au début de la révolte algérienne, lorsque le gouvernement était dérouté par les violences qui se déroulaient aussi bien dans le djebel que dans les villes, autant en métropole que dans les départements d’Algérie. La guerre d’Algérie (que la classe politique répugnait à nommer ainsi, ce qui contraste avec sa précipitation à employer ce mot aujourd’hui) a été, on le sait, un laboratoire de la guerre asymétrique. Le défi qui nous est lancé aujourd’hui rappelle un autre aspect de cette guerre : la politique de pacification qui côtoyait la logique de la lutte armée. Les gouvernements de l’époque avaient compris que cette guerre était ingagnable si l’on ne gagnait pas aussi les coeurs – ce qu’ils n’ont jamais su faire.
« La guerre, disait Raymond Aron, est un caméléon », et finalement peu importe le nom, la véritable urgence aujourd’hui est de répondre intelligemment à cette nouvelle forme de guerre, de bien en prendre la mesure, faute de quoi nous risquons de la perdre dans son sens classique comme dans son sens très contemporain. Après avoir été avec l’Algérie le laboratoire de la guerre asymétrique, guerre qu’elle a perdue, la France peut devenir le laboratoire de la victoire des démocraties confrontées à ce nouveau défi, en inventant la manière dont on peut aujourd’hui gagner ce nouveau type de « guerre » d’un XXIe siècle globalisé. Ne ratons pas le rendez-vous.

Auteur : Antoine Garapon