La formation des magistrats en juridiction pénale internationale : une nécessité

 La formation des magistrats en juridiction pénale internationale : une nécessité

Estelle CROS, Magistrat, Coordonnatrice de formation, Animatrice du Pôle dimension internationale de la justice en formation initiale à l’Ecole Nationale de la Magistrature.

Les opinions exprimées dans l’article sont propres à leur auteur et ne reflètent pas la vue de l’organisation pour laquelle l’auteur travaille.

La légitimité des juridictions nationales, internationales ou encore  internationalisées traitant des crimes de masse est régulièrement regardée et questionnée en raison du caractère politique et /ou diplomatique de la création et du statut de ces juridictions, des modes de recrutement de ses magistrats. Au-delà de ces débats passionnés, la légitimité des magistrats siégeant au sein de ces juridictions est aussi nécessairement liée à leurs compétences et à leur formation. L’objectif universel tendant à la volonté de juger des auteurs de crime de masse implique-t-il le développement de compétences spécifiques de ceux qui sont amenés à rendre cette justice ?

Les travaux nationaux et internationaux relatifs à la formation judiciaire ont donné lieu à l’adoption, le 06 novembre 2017, par les membres de l’organisation internationale de la formation judiciaire (OIFJ) d’une déclaration relative aux principes de la formation judiciaire. Ils ont notamment mis en exergue que la formation judiciaire garantissait un haut niveau de compétence et était fondamentale pour permettre l’exercice d’une justice indépendante, respectant l’état de droit et la protection des droits. Dès lors, comment ne pas adhérer à l’obligation de formation judiciaire des juges et procureurs amenés à poursuivre et juger les crimes les plus graves ?

Nécessairement des débats ont lieu sur la nature des qualités et des qualifications attendues de la part des juges ou des procureurs dans les juridictions traitant du droit pénal humanitaire. Le magistrat  au sein de ces juridictions doit-il faire preuve uniquement d’un savoir théorique et universitaire ?

 

La détermination des compétences

De nombreux instituts de formation judiciaire dans le monde ont travaillé la question des compétences des magistrats (juge ou organes de poursuites) dans la perspective de conduire leur stratégie nationale de formation. Des travaux européens ont notamment été menés tels que la mise en place d’un projet pilote sur la formation judiciaire européenne[1] ou encore un guide de la formation initiale des juges et procureurs élaboré par Leonardo Da Vinci Lifelong Learning Programme. Des outils d’analyses ont été réalisés et ont mené à l’élaboration de « référentiels métier ». Ainsi, il est communément admis que si les juges ou procureurs devaient avoir des connaissances théoriques extensives en matière juridique au plan du droit national et international, ces connaissances n’étaient que le préalable à l’acquisition de techniques juridiques telles que la rédaction d’un jugement ou d’un acte de poursuite. Carla Del Ponte déclarait dans une interview : « le travail du procureur est un travail très technique, qui n’a rien à voir avec la politique ni avec l’émotion »[2].

Bien que le travail d’investigation et de poursuite trouvent leurs fondements dans le cadre légal encadrant la compétence matérielle et territoriale des juridictions, la définition et la mise en œuvre de stratégies de poursuite impliquent cependant une capacité à prendre des décisions inscrites dans un contexte nécessairement politique et humain. Des réflexions sont toujours en cours sur le raisonnement de l’acte de juger qui, en droit d’inspiration romano-germanique, est bien plus complexe que la mise en œuvre d’un syllogisme juridique. Le juge est bien plus que la « Bouche de la Loi » et dès lors l’universitaire même le plus émérite se doit d’apprendre les techniques de communication et d’écoute lui permettant d’exercer son office dans le respect de la procédure. La fonction de poursuivre et de juger sont des métiers de décision qui nécessitent non seulement des connaissances juridiques et l’acquisition de techniques mais fait appel à la capacité d’utiliser des compétences propres telles que la capacité à appréhender les enjeux humains.

Au terme d’un travail d’analyse, l’Ecole nationale de la magistrature française  a identifié les compétences suivantes : identifier, s’approprier et mettre en œuvre les règles déontologiques ; analyser et synthétiser une situation ou un dossier ; identifier, respecter et garantir un cadre procédural ; s’adapter ; adopter une position d’autorité et d’humilité adaptée aux circonstances ; savoir gérer la relation, l’écoute et l’échange ; préparer et conduire une audience ou un entretien judiciaire dans le respect du contradictoire, susciter un accord et concilier ; prendre une décision, fondée en droit et en fait, inscrite dans son contexte, empreinte de bon sens, et exécutable ; motiver, formaliser et expliquer une décision ; prendre en compte l’environnement institutionnel national et international ; travailler en équipe ; organiser, gérer et innover.

Mais s’intéresser aux compétences de ceux qui sont amenés à juger dans le cadre de la justice pénale internationale pose nécessairement la question préalable de ce que recouvre cette notion. La justice pénale internationale est-elle avant tout pensée et perçue comme une justice pénale ou une justice internationale[3] ?

Ces enjeux sont clairement énoncés par l’article 36-3 du Statut de Rome qui dispose que tout candidat à la fonction de juge doit :

  1. avoir une compétence reconnue dans les domaines du droit pénal et de la procédure pénale ainsi que l’expérience nécessaire du procès pénal, que ce soit en qualité de juge, de procureur ou d’avocat, ou en tout autre qualité similaire (correspondant à la Liste A) ou
  2.  avoir une compétence reconnue dans des domaines pertinents du droit international, tels que le droit international humanitaire et les droits de l’homme, ainsi qu’une grande expérience dans une profession juridique qui présente un intérêt pour le travail judiciaire de la Cour (correspondant à la liste B).

La place prépondérante donnée dès la première élection aux juges élus parmi la liste A (9 juges) au regard de la liste B (5 juges), une tendance qui s’est confirmée lors des élections postérieures (sur les 6 juges élus lors de l’Assemblée des Etats Parties en décembre 2017, 5 d’entre eux  l’étaient au titre de la liste A), démontre la volonté des Etats-parties d’inscrire cette justice comme une justice judiciaire amenée à établir une culpabilité ou une innocence individuelle selon le prisme de la justice pénale ordinaire plutôt que dans une optique de nature internationaliste/diplomatique.

Si la justice pénale internationale a pu apparaître comme une juridiction internationale dont les modes de recrutement au sein de ses juridictions étaient le reflet de considérations géopolitiques, les réflexions récentes sur la régionalisation de ces juridictions (la cour pénale spéciale en RCA en est un excellent exemple) confirme cette volonté de recentrement autour de son caractère avant tout, pénal.

Dès lors, il pourrait être tentant de simplement énoncer des compétences identiques à celles des magistrats nationaux traitant des crimes de droit commun les plus graves. Or s’agit-il d’un acte  de poursuivre ou de juger identique qui serait transposé dans un domaine particulier ? Force est de constater que cela n’est pas le cas.

 

Spécificité de l’office du juge international

Derrière la volonté affichée de ne juger que des individualités se dessine une justice de l’histoire où la vérité judiciaire se devrait de traduire une « vérité historique », à partir notamment de la prise en considération des éléments dit « contextuels ».

Ainsi l’enjeu de la justice pénale internationale ne réside pas uniquement dans le verdict, la décision finale de condamnation ou d’acquittement, mais dans l’ensemble des attendus et du processus de jugement. Les critiques sur la lenteur de la justice pénale internationale ou  le poids de l’influence de la Common Law ne doivent pas faire oublier qu’une des difficultés majeures tend à la définition même de l’office du juge lors de la conduite du procès pénal. Comment concilier une justice qui juge des hommes et un procès qui se révèlerait être un temps, un lieu, un évènement où la mémoire collective prend forme ?

Daniel Bensaid[4] rappelait que les minutes des procès Barbie, Touvier ou Papon montraient à quel point les présidents peinaient à maîtriser le nombre et l’objet des témoignages : « On est censé juger des hommes particuliers, mais les fantômes qui se présentent à la barre veulent témoigner d’une histoire collective ». Comment délimiter leur propos ou comment les faire taire, quand, comme le dit Paul Ricoeur, « les victimes d’Auschwitz sont, par excellence, les délégués de toutes les victimes de l’histoire auprès de notre mémoire » ?

A contrario  de la justice pénale nationale  qui  relève de la souveraineté et du monopole d’Etat,  l’office du juge international, s’il s’inscrit dans le cadre d’une justice institutionnalisée  ne peut   pour autant s’affranchir de l’action d’autres acteurs non judiciaires participant au processus  global de pacification sociale tels que les mécanismes dit de justice transitionnelle (commission vérité, lustration, mémoriaux, etc.).  Le juge international  dont l’office est limité par les contours juridiques  de sa saisine et la sanction fondée sur la norme,  doit ainsi avoir conscience  du travail global mené autour des processus de reconstruction et de paix  et doit articuler son action en complémentarité des  mécanismes de justice transitionnelle.

 

Accompagner la technicité  

Le développement depuis 25 ans de la justice pénale internationale s’est accompagné d’une forte technicité. La diversité des sources, traités, droit coutumier, principes généraux du droit, jurisprudence, doctrine, équité et parfois droit national dans lesquelles le magistrat va puiser les normes applicables rend l’exercice délicat.

La diversité des statuts des juridictions ne permet pas d’apporter un éclairage uniforme de la technicité requise. Ainsi, une des difficultés des magistrats siégeant à la CPI pourrait être la familiarisation avec le Statut, le Règlement de procédure et de preuve et le Règlement de la Cour impliquant le maniement de concepts juridiques englobant à la fois des notions de Common Law et de tradition romano-germanique. La tentation est parfois grande de vouloir plaquer les compétences antérieures acquises principalement autour de sa tradition juridique d’origine.

Le processus de régionalisation de la justice pénale internationale, le développement de juridictions nationales internationalisées amènent le praticien à utiliser avec prudence les diverses sources et normes applicables. Comment manier des jurisprudences, des doctrines élaborées par d’autres juridictions sans dénaturer la spécificité du propre règlement de procédure et de preuve de la juridiction à laquelle on appartient ? Il semble que le magistrat doit alors accomplir un travail en amont pour contextualiser les décisions rendues et tenir compte de ce terreau beaucoup plus prégnant que lorsqu’il exerce en droit interne.

La portée universelle attendue des décisions délivrées par les juridictions pénales internationales rend l’exercice du magistrat singulier et amène à s’interroger sur des compétences fines de contextualisation et de maîtrise du procès dans la conduite des auditions et des interrogatoires. Elles ne peuvent se limiter à celles requises lors de l’exercice professionnel national. Ces réflexions de conduite d’audience s’attachent aux compétences individuelles du juge mais aussi au développement de compétences et de réflexions communes des juridictions.

En effet, s’interroger sur l’office du magistrat amène également à repenser sa place au sein de la juridiction et au-delà de sa compétence propre, à la formation des auxiliaires tels que les legal advisers. Parce qu’ils travaillent non seulement sur des questions juridiques purement techniques mais qu’ils apportent un éclairage sur les éléments contextuels, ces derniers ont un rôle et une responsabilité indéniable dans la décision finale. Des juges ou procureurs non ou mal formés ne pourraient qu’accroître le poids de ces « magistrats invisibles » comme on les appelle parfois alors que, nonobstant leurs qualités professionnelles et personnelles, ils ne bénéficient pas de la légitimité du recrutement par l’élection ou la nomination.

 

Accompagner les enjeux éthiques

 Il est évident que chacune des juridictions traitant du droit pénal spécial a fixé de très hauts standards éthiques et de conduites professionnelles.

Si comme le soulignait Robert Badinter à propos du procès Barbie « ce dont la justice avait à connaître pour la première fois, c’était des crimes commis un demi-siècle auparavant » le développement récent des juridictions hybrides a posé à contrario la spécificité de jugement dans une proximité spatiale et /ou temporelle avec les faits reprochés.

En effet, si certaines juridictions ont fait le choix d’une distanciation physique des lieux de poursuites et de jugement (ex TPIY, TSL, CPI) afin de garantir la sécurité et l’impartialité de leur action, la régionalisation et l’hybridation dont l’ un des objectifs est de ne pas rendre une « justice hors sol »[5] et de faciliter l’appropriation locale en associant des juges des pays touchés, amènent à réfléchir au concept d’impartialité.

Contrairement aux juridictions internes où les lignes sont assez clairement fixées et où le juge doit se déporter dans l’hypothèse où il est lié à l’une des parties, les incriminations spécifiques notamment de génocide et crime contre l’humanité laissent nécessairement ouvertes les réflexions sur la notion de victimes collectives de ces incriminations et la place du magistrat national dans la mise en œuvre de cette justice. Comment le magistrat qui est lui-même victime non pas directement et individuellement par l’affaire qu’il juge mais collectivement et indirectement parce que lui et ses proches ont aussi subi les conséquences désastreuses de la guerre, peut-il ou doit-il se positionner ? Cette question dont la réponse individuelle et collective ne peut se trouver dans l’application d’une quelconque norme d’un code de conduite mais dans une réflexion accompagnée sur les notions de légitimité, perception de légitimité, crédibilité, perception de crédibilité des justiciables et de la communauté internationale.

Ces problématiques étaient déjà posées par la mise en œuvre de juridictions internationalisées telles que les chambres extraordinaires pour le Cambodge mais elles l’étaient avec un peu moins d’acuité, la distanciation temporelle apportant une temporisation à la possible partialité.  Or la mise en œuvre de juridictions internationalisées telle que la Cour pénale spéciale en RCA opérationnalisée en période post conflit (voire conflit) amène à une réflexion autrement plus épineuse sur cette problématique très spécifique. Ceux ne sont plus des décennies qui ont passé depuis les faits jugés mais seulement quelques années quand ce n’est pas quelques mois. La formation co organisée par la CPI, la MINUSCA et l’ENM sur la phase de l’enquête pour la CPS s’est particulièrement attachée à ces considérations éthiques dont il apparaissait qu’elles étaient des enjeux majeurs, au-delà de l’acquisition de savoir-faire technique, également indispensable mais insuffisante à elle seule.

 

 Formation  individuelle ou formation de juridiction ?

Si l’on admet la nécessité d’une formation judiciaire des magistrats traitant du droit pénal international, il peut être intéressant de débattre de la permanence d’une formation individuelle ou de promouvoir, au-delà de la formation d’entités individuelles, la formation d’une juridiction.

La formation individuelle est liée au recrutement non homogène dans le temps (ex : juges de la CPI). Une formation personnalisée et au plus près des besoins du magistrat est dispensée, pouvant aller de l’approfondissement d’une notion juridique relative au mode d’imputabilité à l’utilisation des nouvelles technologies dans le travail juridictionnel.

La formation collective d’une juridiction dans son ensemble peut permettre à ses membres de réfléchir dans la collégialité et dans un lieu à l’abri des pressions extérieures. Dans un cadre propice aux échanges, des questions telles que la stratégie institutionnelle de la juridiction, les difficultés rencontrées et les dilemmes éthiques peuvent être débattus plus en profondeur et en confiance. Ainsi, ce temps destiné, non pas à améliorer des compétences personnelles mais à structurer des objectifs communs en dehors d’un cadre institutionnel trop formel s’avère particulièrement fécond, tout comme l’est la possibilité de mettre en œuvre des temps spécifiques d’analyse des pratiques. L’institut de formation  en jouant le rôle du tiers neutre mais bienveillant permet ainsi paradoxalement pour la juridiction de mieux se resouder en sortant de son cadre habituel.

Le juge Bruno Cotte (qui siégea à la CPI entre 2008 et 2014)  rappelle que si l’acte de juger est un acte individuel accompli en collégialité (ou en juge unique si les conditions procédurales le permettent), il ne faut pas oublier pour autant que ce juge s’insère dans une communauté de travail. En s’inscrivant dans le cadre plus large de la formation de la juridiction, la formation individuelle permet ainsi au magistrat de rendre compatible son engagement personnel et ses souhaits professionnels avec les objectifs et les spécificités de la juridiction dans laquelle il exerce.

 

Des signes encourageants de changement

La réflexion et la mise en œuvre de formations continues spécifiques pour les magistrats des tribunaux internationaux en sont à leurs balbutiements et doivent encore vaincre des résistances culturelles et individuelles. Certains considèrent toujours qu’une telle formation serait contraire à un exercice impartial de leur fonction ou serait le reflet d’une « faiblesse » du magistrat siégeant aux plus hautes fonctions. Mais ce point de vue est en train de changer.

Les chambres spécialisées du Kosovo organisent avec l’aide de l’Académie de Nuremberg des temps d’échanges entre juges pour bénéficier d’apports sur l’actualité juridique du droit pénal international. La Déclaration de Paris du 16 octobre 2017 sur l’efficacité de la justice pénale fruit d’un consensus entre les juges et président(e)s des quatre juridictions pénales internationales (la Cour pénale internationale, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les Chambres spécialisées pour le Kosovo et le Tribunal spécial pour le Liban) recommande la promotion de la formation continue des juges et de leur collaborateurs juridiques, notamment par le biais de partenariats avec les organes nationaux de formation des magistrats. Petit à petit, le recours à la formation continue tend à s’imposer comme une nécessité.

[1] Tender JUST/ 2012/JUTR/PR/A4

[2] Le Monde du 2 mai 2001

[3] Trois paradigmes de la justice pénale internationale, Frédéric Mégret, L’observateur des nations-unies 2012-1 volume 32

[4] Qui est le Juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire, Ed Fayard

[5]  La Paix contre la Justice ?  Comment  reconstruire un Etat avec des criminels de guerre,  Pierre HAZAN, André Versailles éditeur