Une paix fragile en Colombie, violences alarmantes et justice limitée

Une paix fragile en Colombie,

violences alarmantes et justice limitée

Shoshana Levy[1]

 

 

 
Illustration : les membres de la Juridiction spéciale pour la Paix[2]

 

Le conflit opposant les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) à l’armée colombienne et aux milices paramilitaires a causé plus de 8 millions de victimes de déplacements forcés, disparitions forcées, meurtres, séquestrations, enrôlement d’enfants, ou encore violences sexuelles.[3] A l’issue du processus de paix historique qui a officiellement débuté au mois d’août 2012, les FARC et le gouvernement colombien ont conclu un « Accord final pour la fin du conflit et la construction d’une paix stable et durable ». L’institut Kroc d’études internationales sur la paix estime que cet accord de 310 pages, fruit de quatre années d’âpres négociations, est le plus complet et abouti de l’histoire des traités de paix.[4] En effet, celui-ci aborde de façon holistique les causes originelles de la violence. Que prévoit-il ? Quelle place donne-t-il à la justice ? Est-il réalisable dans le contexte social et politique du pays et alors que les électeurs colombiens s’apprêtent à élire leur nouveau président ?

 

Un accord de paix détaillé et intégral

Le premier chapitre de l’accord est ainsi consacré à une réforme agraire intégrale visant à réduire les inégalités sociales et économiques dans les régions rurales, et à offrir davantage de possibilités de développement des petites exploitations paysannes. En Colombie, les inégalités sont en effet très profondes, puisque seulement 1% des grandes exploitations détiennent 81% des terres.[5] L’accord prévoit donc un accès facilité à la terre pour les populations les plus défavorisées, avec la redistribution de trois millions d’hectares de terrain dans les dix prochaines années, le développement d’infrastructures dans les régions reculées et abandonnées par l’État, ainsi que des mesures de développement de l’éducation, de la santé, du logement et du commerce dans ces régions. Ces inégalités constituent non seulement le fondement des revendications des FARC depuis leurs débuts, mais également l’un des facteurs de la pérennisation du conflit jusqu’à nos jours. Les paysans délaissés par le gouvernement et sans perspectives de développement ont rejoint plus facilement les mouvements guérilleros et se sont impliqués dans le narcotrafic, infiniment plus rentable que leurs petites exploitations agricoles. La Colombie est le leader mondial de la production de la coca, ingrédient de base de la cocaïne, et la production continue de croître puisque les terrains exploités pour sa culture ont augmenté de 52% entre 2015 et 2016.[6]

Le trafic de drogues ayant entretenu le conflit armé durant des décennies, un autre des six chapitres de l’accord de paix est entièrement dédié à la résolution du problème de la drogue. Afin de ne pas porter atteinte à la viabilité économique et écologique des petites exploitations, un Programme national de substitution offre des subventions et une extinction des poursuites pénales à l’encontre des agriculteurs qui décident volontairement d’éradiquer les plantations illicites de coca, et de les remplacer progressivement par des cultures légales.

Par ailleurs, l’accord aborde la seconde exigence fondamentale des FARC : l’entrée en politique du mouvement guérillero et les garanties de sécurité pour les FARC démobilisés. Le processus est minutieusement prévu, avec un calendrier précis à respecter. Ainsi, en application des dispositions de l’accord, dans les cinquante jours qui ont suivi la ratification de l’accord de paix, les membres des FARC se sont rendus aux vingt-six « Zones vicinales transitoires de normalisation », pour y rendre leurs armes à une mission des Nations Unies spécifiquement déployée à cet effet. En six mois, ce sont près de 9000 armes, 38 000 kg d’explosifs, 3500 mines anti-personnel et 4300 grenades[7] qui y ont été collectés (et qui seront réutilisés, aux termes de l’accord, pour la construction de trois monuments d’hommage à la paix). En août 2017, ces zones sécurisées ont été rebaptisées « Espaces Territoriaux de formation et de réinsertion » destinés à assurer la réinsertion des anciens combattants dans la vie civile. Ces derniers font l’objet d’une campagne d’alphabétisation et d’éducation, ainsi que d’un recensement socio-économique afin d’identifier leurs besoins. Ils bénéficient d’une rente mensuelle délivrée par l’Etat pendant deux ans afin de leur permettre de lancer différents projets professionnels et productifs.

Sur le plan politique, les FARC (Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes) rendent les armes pour devenir la FARC : Force Alternative Révolutionnaire du Commun. Le parti politique obtient la personnalité juridique et sa participation est garantie par un financement de sa campagne, ainsi que par l’octroi automatique de dix sièges au Parlement pour les deux prochains mandats présidentiels, soit jusqu’à 2026. De plus, l’accord prévoit la création de nouvelles « Circonscriptions spéciales transitoires pour la paix », pour que les municipalités le plus touchées par le conflit armé et le trafic de drogues, et qui comptent sur une faible présence étatique soient davantage représentées aux prochaines élections. A l’heure actuelle, certaines municipalités rurales ne comptent en effet qu’un bureau de vote pour 2000 kilomètres carrés, ce qui exclut littéralement ses habitants du processus électoral et de la vie démocratique.[8] Ces seize circonscriptions spéciales devront garantir aux représentants locaux seize sièges à l’Assemblée Nationale pour les deux prochains mandats présidentiels.

Cette réinsertion économique et sociale des guérilleros démobilisés suppose l’amnistie de ceux qui ont pendant des décennies pris les armes contre l’Etat. Ainsi l’accord prévoit qu’une loi d’amnistie éteigne l’action publique contre les auteurs des délits de rébellion et des délits politiques et connexes. En d’autres termes, le seul fait d’avoir rejoint la guérilla et d’avoir pris les armes contre l’armée colombienne n’est pas susceptible de poursuites. Toutefois, en application des traités internationaux ratifiés par la Colombie et en particulier du Statut de la Cour Pénale Internationale, ne pourront être amnistiés les auteurs de graves crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide, et autres crimes graves. Ainsi la Loi 1820 de 2016 d’amnistie a été soumise à la Cour Constitutionnelle colombienne. Le 1er mars 2018, celle-ci l’a considéré conforme à la Constitution uniquement dans la mesure où les personnes amnistiées révèlent toute la vérité aux différents organes du « Système intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-répétition » mis en place par l’Accord, à défaut de quoi, les anciens guérilléros perdront le bénéfice de l’amnistie, et devront être soumis à une procédure judiciaire devant la justice ordinaire.[9]

L’accord consacre en effet la nécessité de la révélation de la vérité sur les crimes commis au cours du conflit et leur poursuite. Sont ainsi créées une Commission pour la mise au jour de la vérité, la coexistence et la non-répétition, une Unité spéciale pour la recherche de personnes portées disparues en raison du conflit armé, et une Juridiction spéciale pour la paix. La Commission et l’Unité spéciale auront pour rôle fondamental de faire la lumière sur les dynamiques de la violence de ce conflit armé, et en particulier sur le sort des 162 000 personnes disparues durant les dernières décennies. En organisant des audiences thématiques publiques donnant la parole aux victimes et aux différents acteurs du conflit, ces organes visent à produire un récit réaliste et intégral des évènements, à même de démontrer la complexité de cette longue guerre. Ce récit destiné à être largement diffusé tentera de surmonter l’indifférence et les divisions partisanes pour dissiper les préjugés sur les différentes parties au conflit, et le sentiment d’abandon des victimes, qui n’ont été que rarement entendues par les acteurs institutionnels.

Par ailleurs, la Juridiction spéciale pour la Paix (JSP) aura une compétence prioritaire sur celle des juridictions ordinaires pour poursuivre et juger les auteurs de crimes en lien avec le conflit armé, commis avant le 1er décembre 2016. Elle pourra à ce titre également connaitre d’affaires relevant de sa compétence matérielle qui auraient déjà fait l’objet de condamnations ou de poursuites par la justice ordinaire. Elle appliquera le code pénal colombien, les normes internationales de droits de l’homme, le droit international humanitaire et le droit international pénal. Il a surtout été décidé, après de longues négociations entre les FARC et le gouvernement, qu’elle appliquera aux condamnés qui auront directement reconnu leur responsabilité et auront contribué de manière sincère à la manifestation de la vérité, des peines restrictives de liberté comprises entre cinq et huit ans, ou entre deux et cinq ans pour ceux qui n’ont pas eu une participation active ou déterminante dans la commission des crimes. Ceux qui ne reconnaitront leurs torts que de manière tardive se verront appliquer des peines privatives de libertés également comprises entre cinq et huit ans. Enfin, ceux qui, ayant nié toute responsabilité, ont été déclarés coupables, seront soumis à des peines privatives de libertés de quinze à vingt ans, sous le régime d’emprisonnement ordinaire.

Il s’agit par conséquent d’un accord de paix qui, loin de se contenter d’engagements politiques d’ordre général, traite en précision nombres de facteurs qui ont causé et entretenu le conflit en prévoyant un grand nombre de réformes législatives et un large éventail de garanties pour sa mise en place et son exécution.

 

Des compromis difficiles à faire accepter

Toutefois, cet accord n’est qu’un engagement politique entre les parties au conflit et n’a a priori aucune force obligatoire dans l’ordre juridique colombien. Son application et sa mise en œuvre sont entre les mains du gouvernement qui doit volontairement et activement soumettre les réformes prévues à la Havane à la ratification du Parlement et de la Cour Constitutionnelle. La Cour Constitutionnelle a pour ce faire validé le « fast track », une procédure accélérée qui permet au gouvernement de promulguer des lois plus rapidement en octroyant la priorité à l’ordre du jour du Congrès aux reformes découlant de l’accord de paix et en réduisant le nombre de débats.

Néanmoins, ce processus intervient au sein d’une société profondément marquée par la violence, et la signature de l’accord de paix a divisé la société colombienne. Certaines concessions accordées aux FARC ont été particulièrement fustigées, telles que l’absence de peine d’emprisonnement pour les criminels ayant directement reconnu leurs exactions, et l’octroi de sièges garantis aux FARC au Parlement en l’absence de toute élection populaire. Cette réprobation était attendue, face à des dispositions qui compromettent dans une certaine mesure l’image de la justice, de la démocratie et de la participation populaire. De plus, l’entrée dans la vie civile et politique des FARC avant tout processus judiciaire examinant leurs responsabilités pénales a créé un sentiment d’impunité des crimes commis par les guérilléros tout au long du conflit. Ainsi, lorsqu’à l’issue des négociations de la Havane, le Président Santos a décidé de soumettre l’accord à un référendum national, sa certitude de recevoir une large ratification populaire capable d’asseoir la légitimité du processus s’est révélée erronée. Le 2 octobre 2016, le « Non » à l’accord l’a emporté à une majorité de 50,2%, avec un taux d’abstention record de 62,6 %.

Ces chiffres, dont les causes sont plurielles, s’expliquent notamment par certaines particularités du conflit armé colombien. Depuis plusieurs années, les affrontements armés ponctuels et circonscrits à des zones rurales voire inhabitées, ont été d’une intensité d’autant plus faible que la politique militaire offensive de l’ancien président Uribe a réussi à mater de nombreux fronts de la rébellion. Les habitants des métropoles les plus peuplées n’étaient par conséquent plus qu’indirectement concernés par la guerre, ou conservaient des rancunes et des craintes de voir arriver en politique des membres de la rébellion armée. A l’inverse, les premières victimes du conflit sont les populations rurales, cantonnées à des zones dépourvues d’infrastructures, et dans lesquelles les taux d’abstention sont historiquement élevés. De plus, l’ancien Président Alvaro Uribe a fédéré les opposants aux accords de paix en conduisant une féroce campagne contre les acquis de la Havane et en parvenant à faire du oui un vote pour  les FARC plutôt qu’un vote pour la paix. Conspuant l’idéologie « castro-chaviste » des FARC, il a prédit une crise économique similaire à celle sévissant au Venezuela voisin, et a agité le spectre de nouveaux impôts pour financer la mise en œuvre de l’accord de paix. Il a également trouvé de puissants alliés chez certains catholiques influents, partisans du « Non » au motif que la perspective de genre irriguant l’ensemble de l’accord mettrait à mal le modèle familial traditionnel.[10] Le parti d’Uribe est ainsi parvenu à faire gagner la peur de l’entrée en politique des FARC et à ébranler sérieusement la fragile confiance des citoyens dans ce processus de paix.

Malgré ce résultat au référendum, le Président Santos a utilisé ses prérogatives constitutionnelles pour soumettre l’accord légèrement renégocié au Parlement, qui l’a validé à une large majorité, sans un seul vote d’opposition puisque les membres du parti d’Uribe se sont retirés de l’Assemblée au moment du vote. Cependant, à la veille des élections présidentielles, la société colombienne est toujours divisée et les campagnes électorales se déroulent dans un climat de tension et d’agressivité exacerbée.

 

Une campagne électorale sous tension et une  violence sociale persistante

Les membres du parti la FARC ont manqué leurs premiers pas dans la vie politique. Leur échec aux élections législatives la mars 2018 ont conduit leur candidat à l’élection présidentielle, Rodrigo Londoño (plus connu sous le nom de guerre de « Timochenko ») à se retirer de la course.   Le candidat du Centro Democrático, Ivan Duque, adoubé par Uribe (qui, constitutionnellement n’était pas en mesure de se représenter lui-même)  est aujourd’hui repassé en tête des sondages mais il reste talonné par Gustavo Petro (du parti Colombia Humana) et n’est pas à l’abri d’un retournement en faveur du candidat de gauche qui, il y a quelques semaines, était placé en tête de lice.[11]

Cette incertitude sur le résultat et les stratégies de campagne qui en joue volontiers, ont favorisé une montée des tensions quand ce n’est pas de la violence : le véhicule de Gustavo Petro a ainsi été caillassé lors de son meeting dans la ville de Cúcuta au début du mois de mars 2018. Parallèlement, Alvaro Uribe en campagne à Popayán a été insulté et son rassemblement, qui réunissait des milliers de jeunes, s’est terminé en affrontement entre la police et les étudiants.[12]

Mais plus encore que les tensions et échauffourées électorales, c’est la prégnance et la résurgence des violences sociales qui montrent que la paix reste fragile. L’ELN (Ejército de Liberación Nacional), la dernière guérilla colombienne en activité, forte de 1800 combattants, a entamé en juillet 2017 des pourparlers avec le gouvernement colombien dans la ville de Quito en Equateur, mais le cessez-le-feu signé le 1er octobre suivant a expiré le 9 janvier 2018. Deux semaines plus tard, trois attaques à l’explosif contre des commissariats de police dans le nord du pays ont fait 9 morts et des dizaines de blessés. Après que l’un des attentats ait été revendiqué par un groupe de l’ELN, le Président Santos a annoncé sa décision de suspendre l’ouverture du cinquième cycle des négociations prévu, dénonçant l’incohérence entre les paroles et les actes de l’ELN.

En outre, malgré l’important nombre de garanties de sécurité prévues par l’accord de paix, la démobilisation des FARCS ne se déroule pas sans heurts, puisque 49 ex-guérilléros ayant rejoint les zones de transition et 13 membres de leurs familles ont été assassinés depuis la signature des accords. A la même période, 224 leaders sociaux, défenseurs des droits de l’homme, activistes politiques et défenseurs de la paix ont également été victimes d’assassinats, soit près d’un assassinat tous les deux jours.[13] Bien que la Colombie ait derrière elle une longue histoire d’assassinats de représentants sociaux, on constate une remontée de 45% du nombre de victimes entre 2016 à 2017.[14] Selon le bureau du Haut-commissariat des droits de l’Homme des Nations Unies, la majeure partie des victimes réclamaient des terres dans les zones autrefois dominées par les FARCS et dont ont hérité des groupes armés et paramilitaires.[15] En effet, plusieurs structures criminelles (groupes dissidents des FARC, l’ELN, mais aussi des organisations criminelles comme le Clan du golfe), se sont approprié les territoires des FARC et leurs activités illicites, notamment l’exploitation minière et le narcotrafic. Des paysans s’étant ralliés au plan de substitution volontaire des cultures illicites mis en place par l’accord de paix ont également été victimes des groupes armés organisés, qui y voient une menace pour leur trafic.

Bien que l’accord de paix prévoie la mise en place d’une vingtaine de mécanismes de sécurité et de protection des individus qui se joignent activement aux efforts de paix dans leurs régions, 90% des dispositions à ce sujet n’ont pas été transposées juridiquement, selon l’institut Kroc, chargé du suivi de la mise en œuvre de l’accord.[16] Surtout, dans un cadre de grande indifférence sociale et de réorganisation des milieux liés à la drogue, de nombreux leaders sociaux ont été ciblés, et bien que le gouvernement colombien évoque des cas isolés[17],, la justice pour ces assassinats n’est que très rarement rendue. Comme le constate un représentant de l’ONG « Somos Defensores », le Parquet n’a pas la capacité technique ni humaine d’enquêter sur les trop nombreuses  menaces pesant sur ces leaders.[18]

 

Une justice négociée nécessairement limitée

 La Cour Pénale Internationale mène depuis 2004 un examen préliminaire de la situation en Colombie visant à s’assurer que les auteurs de crimes qui relèvent de sa compétence (crimes contre l’humanité, génocide, crimes de guerre) font l’objet de poursuites pénales effectives à l’échelle nationale. Se félicitant du progrès du processus de paix, elle s’est pourtant inquiétée de certaines dispositions relatives à la Juridiction Spéciale pour la paix (JSP). En particulier, la condition du caractère « déterminant » de la participation aux crimes pour pouvoir en poursuivre les auteurs, ainsi que les « restrictions de liberté » infligées aux condamnés, requièrent des clarifications afin de garantir que les ambiguïtés de ces formules ne permettent pas à des criminels d’échapper à des sanctions pénales effectives. De plus, la définition de la responsabilité de commandement telle que prévue actuellement est fondée sur l’autorité de droit du supérieur hiérarchique, et non son autorité de fait. Le Procureur de la Cour pénale Internationale alerte ainsi sur l’éventualité de voir échapper à sa responsabilité pénale un supérieur qui avait la possibilité matérielle de prévenir ou sanctionner les crimes commis par ses subordonnés, mais qui ne l’aurait sciemment pas fait. Enfin, il est établi que les auteurs de « graves crimes de guerre» ne pourront bénéficier d’une amnistie. Or, ces graves crimes sont définis comme « toute infraction au droit international humanitaire commis de manière systématique ». La Cour s’inquiète dès lors de voir exemptés de poursuites les auteurs de crimes de guerre qui n’auraient, a contrario, pas été commis de manière systématique, violant ainsi les dispositions du Statut de la Cour Pénale Internationale.[19]

Par ailleurs, issu d’un processus de négociation compartimenté entre deux acteurs du conflit, la JSP n’est pas en mesure de faire la lumière de manière complète sur toutes les responsabilités. La Cour Constitutionnelle a ainsi confirmé que le champ de compétence obligatoire de la JSP ne pouvait s’étendre aux paramilitaires et autres groupes armés ni aux civils impliqués dans des crimes commis en lien avec le conflit armé.[20] La compétence de la juridiction concerne exclusivement les crimes commis par les parties à l’accord de paix, soit les FARC et les membres des forces colombiennes. Les civils et membres d’organisations armées ou paramilitaires qui demeurent en-dehors du cadre de la JSP, mais pas en dehors du cadre de la loi (donc susceptibles, le cas échéant, d’être poursuivis par des juridictions ordinaires), peuvent bénéficier du traitement différentié de la JSP sur la base du volontariat, s’ils s’engagent à contribuer de manière sincère et entière à la révélation de la vérité, la réparation, et la non-répétition.

De plus, la JSP n’est compétente que pour les crimes commis à cause ou en relation directe ou indirecte avec le conflit armé, « sans recherche d’enrichissement personnel illicite, ou sans que cette recherche soit la cause déterminante de la conduite criminelle ». Cette condition juridique apparait incohérente avec la dynamique même de la violence et des crimes commis en Colombie, notamment les déplacements forcés, qui ne sont pas seulement la conséquence du conflit armé, mais également une fin en soi. Cela est vrai s’agissant des narcotrafiquants, mais également de grandes entreprises qui ont expulsé les populations civiles dans le but d’exploiter les matières premières du pays. En effet, si certaines d’entre elles ont dû composer avec « l’impôt révolutionnaire », nombre d’entre elles se sont livrées au financement de paramilitaires de façon opportuniste pour s’accaparer des ressources naturelles. En 2004, suite à de nombreuses plaintes, la Cour Constitutionnelle a appelé le gouvernement colombien à protéger les populations de ces expulsions, mais les procès ont rarement abouti du fait du manque d’indépendance des tribunaux et des autorités.[21] Subordonner les poursuites des entreprises ou des narcotrafiquants à la preuve de ce que leur implication dans le conflit armé était motivée par une raison autre que la recherche d’enrichissement personnel illicite revient à annihiler tout espoir de condamnation de ceux-ci par la Juridiction.

Les enjeux d’éventuelles poursuites de civils sont pourtant énormes dans une société où il est estimé que 30% des membres du Parlement ont des liens directs avec les paramilitaires, ce qui expliquerait en partie l’intérêt de certains politiques à s’opposer à l’accord de paix.[22] L’ancien Président Uribe est également personnellement exposé à un risque de poursuites pour les fameux massacres commis par les paramilitaires à Ituango, en 1996 et 1997, alors qu’il était gouverneur de la région d’Antioquia. Le tribunal transitionnel de Medellin avait condamné pour ces crimes deux chefs paramilitaires, révélant toutefois que les forces militaires et le gouvernement d’Antioquia avaient permis la commission de ce massacre. En particulier, des témoignages concordants avaient révélé qu’un hélicoptère du gouvernement d’Antioquia avait survolé les lieux au moment du massacre sans intervenir pour y mettre fin. A ce sujet, la Cour Américaine des droits de l’Homme a condamné en 2006 l’Etat colombien pour avoir échoué à protéger la population locale.[23]

On comprend ainsi aisément que les obstacles à la construction d’un système de justice global et impartial sont énormes. De même, d’autres points de l’accord peinent à voir le jour, comme la création de seize sièges au Parlement pour représenter les circonscriptions spéciales pour la paix. Cette réforme a été soumise au congrès le 30 novembre 2017 et n’a pas été approuvée à un vote près.[24] Par ailleurs, la réinsertion des FARC dans la vie civile s’avère extrêmement compliquée dans les faits, a révélé la mission de vérification des Nations Unies, déployée dans les Espaces Transitoires de Formation et de Normalisation (ETFN).[25] En novembre 2017, le chef de la mission annonçait que 55% des 8000 ex-guérilleros accueillis avaient abandonné les zones de transition en raison de l’absence d’opportunités économiques pour leur réinsertion et de la perte de confiance dans les perspectives professionnelles offertes.[26] On peut en effet aisément imaginer les difficultés pratiques du lancement effectif de projets professionnels productifs depuis les régions isolées des ETFN. Le chef de la mission incite ainsi à redoubler d’efforts et à agir rapidement, dans un contexte où des groupes armés organisés tentent continuellement d’inciter les ex-combattants à les rejoindre, en leur offrant des perspectives de bénéfices économiques sans commune mesure avec leurs éventuels projets coopératifs ou agricoles.

La paix est ainsi loin d’être acquise, et l’insécurité latente dans les régions rurales est un véritable obstacle à sa construction. Elle est intimement liée aux inégalités profondes qui maintiennent 4,9 millions d’individus dans le besoin d’assistance humanitaire.[27] Pourtant, la Colombie n’étant plus officiellement une zone de conflit, les fonds humanitaires destinés à sa population ont été largement redirigés vers d’autres pays en guerre. En cette période cruciale de construction de la paix, le montant des aides humanitaires a été réduit à son niveau le plus bas de ces dix dernières années. [28]

Les besoins et les attentes sont ainsi considérables, mais la Colombie rencontre aujourd’hui une opportunité sans précédent de traiter en profondeur des problèmes structurels de longue date, et bénéficie de la présence internationale pour en assurer le suivi. On constate déjà, dans ce contexte électoral très serré et disputé, que la guerre n’accapare plus l’attention des institutions et l’agenda politique des candidats en campagne pour la présidentielle. Si certains problèmes majeurs – comme le trafic de drogue – sont souvent occultés, des enjeux de société qui ont été longtemps éclipsés par le conflit occupent désormais le premier plan, et c’est une avancée majeure pour une population colombienne dans le besoin. L’avenir du pays est ainsi entre les mains des citoyens, qui choisiront le 27 mai prochain à quel candidat confier leurs espoirs de paix pour cette transition historique.

[1] Shoshana Levy est avocate de formation, spécialisée en justice pénale internationale et justice transitionnelle. Elle a notamment travaillé sur les problématiques d’articulation de la paix et de la justice au sein d’une ONG colombienne de défense des droits de l’Homme et à la Cour Pénale Internationale.

[2] Photographie des membres de la Juridiction spéciale pour la Paix lors de son inauguration le 15 mars 2018, accessible au lien suivant : https://www.ambitojuridico.com/noticias/general-noticias-del-proceso/constitucional-y-derechos-humanos/historico-primer-dia-de-la (crédits Diego Zamora).

[3] Este 9 de abril ACNUR se une a la conmemoración del Día de las Víctimas del conflicto armado en Colombia, Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, 7 avril 2017.

[4] Acuerdo de paz con Farc es ‘el más integral’ del mundo, El Tiempo, 30 octobre 2016

[5] Radiografía de la desigualdad lo que nos dice el último censo agropecuario sobre la distribución de la tierra en Colombia, Oxfam, mai 2017 ; voir aussi l’article de Alejandra Tarazona “The pendulum of land reforms in Colombia”, décembre 2015, sur le site de l’IHEJ.

[6] Colombia, monitoreo de territorios afectados por cultivos ilícitos 2016, UNODC,  juillet 2017

[7] Informe del Secretario General sobre la Misión de las Naciones Unidas en Colombia, 26 septembre 2017.  Le succès de ce bilan serait à mesurer en regard de la taille de l’arsenal total d’origine.

[8] Circunscripciones Transitorias Especiales de Paz para la Cámara de Representantes 2018-2022 y 2022-2026, Mission d’observation électorale.

[9] Corte Constitucional da luz verde a la Ley de Amnistía, El Espectador, 1er mars 2018

[10] El polémico video de Alejandro Ordóñez sobre la ideología de género y la paz, Semana, 25 septembre 2016.

[11] Petro se trepa al primer lugar en intención de voto en la Gran Encuesta, Semana, 2 février 2018.

[12] Así fueron los disturbios durante visita de Uribe a Popayán, Vanguardia, 3 mars 2018.

[13] Situation des droits de l’Homme en Colombie, Indepaz, 1er mars 2018

[14] Asesinatos de líderes sociales aumentaron un 45 por ciento, El tiempo, 7 janvier 2018

[15] Por un pacto contra los asesinatos, Dejusticia, 3 février 2018.

[16] Informe sobre el estado efectivo de implementación del acuerdo de paz en Colombia, Kroc institute for international peace studies, noviembre 2017, page 31.

[17] « Les assassinats de leaders sociaux ne sont pas systématiques », Ministère de la Défense, 18 janvier 2017, El Espectador.

[18] Las fallas del Estado que ponen en peligro a los líderes sociales, 6 février 2018, Pacifista.

[19] Rapport sur les activités menées en 2017 en matière d’examen préliminaire, Bureau du Procureur de la Cour Pénale Internationale, 4 décembre 2017.

[20] Communiqué n°55 de la Cour Constitutionnelle, 14 novembre 2017, § 21.

[21] Les entreprises tirent profit des conflits, février 2008, Amnesty International

[22] Interview: Murder and Corruption in Colombia, 13 mars 2018, Human Rights Watch

[23] Historias y testimonies de las masacres que salpican a Álvaro Uribe, Pacifista, 6 février 2018

[24] Por un voto se hundieron en Senado las 16 Circunscripciones Especiales de Paz, El Espectador, 21 mars 2018

[25] Informe del Secretario General sobre la Misión de Verificación de las Naciones Unidas en Colombia, 27 décembre 2017.

[26] El 55% de los exguerrilleros de las Farc han abandonado las zonas veredales, dice la ONU, 21 novembre 2017, El País.

[27] Humanitarian Needs overview for 2018, Colombia, UNOCHA

[28] https://fts.unocha.org/countries/49/summary/2016