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«Principe d’indépendance des magistrats et intégration des TIC à la justice en Allemagne»
Article rédigé par Alfred Gass,
En juin 2014
L’Allemagne, à l’instar de nombreux pays européens, est sujette à une introduction croissante des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le secteur judiciaire.
C’est l’article 91 c de la Loi fondamentale allemande qui constitue le fondement juridique de l’informatisation (uniformisée à l’échelle fédérale) du système judiciaire et de la coopération informatique. L’utilisation des technologies repose alors notamment sur la mise en place de la communication électronique entre l’ensemble des acteurs judiciaires.
Or, en pratique, l’intégration des TIC à la justice demeure pour l’heure hétérogène, tant géographiquement, car elle varie d’un Land à l’autre, que professionnellement, en particulier entre magistrats et avocats. Parmi les difficultés à l’origine de sa mise en œuvre, des problématiques techniques ont une incidence incontestable (I). Toutefois, au-delà de ces contraintes matérielles, la défense du principe d’indépendance est souvent mise en avant par les magistrats au soutien du refus d’utiliser le « dossier électronique » (II).
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- La mise en place de la communication électronique : problématiques techniques et procédurales
Entrevue d’abord comme présentant un certain nombre de risques, la première condition pour l’établissement du réseau était la mise en place d’un système sécurisé garantissant la confidentialité des échanges et toutes les obligations déontologiques qui en découlent.
Un système d’informatisation à vocation générale, dénommé EGVP[1], a ainsi été mis en place en 2004, prévoyant la création d’un réseau privé virtuel judiciaire. Des boîtes aux lettres électroniques ont été créées, ce réseau fonctionnant sur le système d’une boîte de réception mais aussi d’une boîte d’envoi, accessibles uniquement aux membres préenregistrés.
Ce dispositif fait cependant l’objet de nombreuses critiques en raison notamment des défectuosités techniques qu’il présente.
L’importance du délai nécessaire à la maintenance est dénoncé, car empêchant le dépôt électronique de conclusions en dernière minute. La limite imposée par le logiciel au poids des pièces jointes dans les bordeaux lors de l’envoi pose également problème. Le contentieux de certaines matières (telles qu’en droit de l’urbanisme et de la construction) requiert l’utilisation de schémas, plans et autres photos. Or, le système ne parvient pas à gérer ces documents trop lourd lors de l’envoi électronique, alors pourtant que ces pièces sont parfois celles qui nécessiteraient d’être le plus protégées et maintenues dans la confidentialité.
Enfin, le système n’étant ni abouti ni harmonisé, l’envoi électronique demeure, dans la plupart des cas, doublé de la version papier.
Pour l’heure, c’est seulement si une loi le prévoit que les dossiers peuvent être présentés par voie exclusivement électronique. La loi du 15 décembre 2006, dite E-Rechtsverkehrsvoerordning, pose par exemple l’impossibilité pour un magistrat de refuser les dossiers électroniques là où la loi les autorise[2]. Le dossier électronique est ainsi obligatoire pour les casiers-registre du commerce, les coopératives (SLIM-IV-Richtlinie[3]) et les injonctions de paiement. À l’inverse, lorsque la représentation par avocat n’est pas obligatoire, en matière civile devant le tribunal d’instance, les justifiables ont la possibilité d’introduire une action sans passer par la procédure électronique.
Un parallélisme des formes semble alors prévaloir, puisqu’un dossier papier fera l’objet d’une procédure papier alors que celui introduit par communication électronique sera quant à lui traité informatiquement.
La généralisation de l’obligation de communiquer électroniquement n’interviendra pas avant 2016 pour les avocats et 2022 pour l’ensemble des acteurs judiciaires (soit pour les magistrats également). Le dossier électronique sera alors obligatoire pour les professionnels dans toutes les branches du droit sauf en matière criminelle et dans le cadre de la loi régissant les infractions.
Ainsi, en l’état du dispositif, certaines cours n’acceptent pas les dossiers électroniques ou n’hésitent pas à exiger le double version de la procédure, électronique et papier. Ce doublon devient par conséquent chronophage et, dès lors, aux antipodes des résultats escomptés.
Enfin, à mi-chemin entre obstacles techniques et contraintes procédurales, un argument est également avancé par les magistrats dans leur réflexion : quid des parties sans représentation juridique si l’on se projette dans un système qui serait entièrement informatisé ? L’article 19§4 de la Loi fondamentale consacre en effet le droit du justiciable à une protection juridique effective. L’e-justice ne saurait donc aboutir à la mise en place d’obstacles à l’accès du justiciable à la justice.
Outre ces aspects, l’argument qui reste le plus souvent mis en avant par les magistrats pour justifier une certaine forme de résistance à l’intégration des TIC à leur office est celui de leur indépendance et de leur autonomie.
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- L’acceptation de la communication électronique : principe d’indépendance des magistrats, réflexe ou prétexte ?
Le principe d’indépendance est prévu à l’article 97 de la Loi fondamentale allemande ainsi qu’au §1 Gerichtsverfassungsgesetz (GVG), c’est-à-dire de la loi sur l’organisation de la justice et de l’appareil judiciaire. Ces textes fondent notamment l’idée que les juges sont indépendants et ne sont soumis qu’à la loi.
La jurisprudence s’est également positionnée en ce sens. La cour d’appel de Hamm, dans sa section disciplinaire, a notamment rendu une décision en faveur d’un juge ayant refusé de travailler sur ordinateur, nom du principe susvisé qui lui « permet d’organiser son travail selon son appréciation personnelle »[4]. La possibilité de recourir à l’outil technologique pour le magistrat, dans le cadre de son office, doit donc rester une alternative et non une obligation, du moins en l’état actuel du droit.
Des arguments ont été développés par les magistrats à l’appui du refus (à tout le moins de la réticence) à l’intégration des TIC dans leurs pratiques professionnelles.
Parmi ces raisons, sont invoqués, de façon générale, le refus de servir de « laboratoire d’expérimentation » et la volonté d’aboutir à un système concerté et non imposé.
Plus spécifiquement, les données et obligations relevant de la gestion et du case management ne sont pas rejetées par principe, ni en tant que telles, au contraire. Il semblerait que les magistrats soient plutôt enclins à accepter ces nouvelles obligations comme relevant de l’évolution moderne de leur office qui a toujours été constitué d’un aspect nécessairement gestionnaire et logistique pour les chefs de juridictions. L’utilisation des TIC comme outils de mesure quantitative n’en est qu’une nouvelle application.
Toutefois, c’est d’une part l’utilisation de ces techniques comme instrument de mesure qui suscitent les craintes. La légitimité de certaines des études à l’origine de ces indicateurs est remise en cause, telle que celle de l’application PEBBSY mise en place pour planifier le nombre de magistrats nécessaires par district ou département et qui a été réalisée par une entreprise de consulting privé. En outre, la communication électronique ne saurait aboutir à l’avènement d’un instrument de contrôle de l’exécutif sur le judiciaire.
C’est d’autre part – et surtout – l’intégration de ces outils à leur office qui semble poser le plus de problèmes aux magistrats, dans certains Länder en général et dans certaines juridictions en particulier, d’où l’absence d’harmonisation géographiques en pratique. La dématérialisation des procédures n’est selon eux acceptable pour le magistrat que si elle permet effectivement l’allégement de sa charge de travail. Or, l’e-justice, telle que majoritairement perçue à l’heure actuelle, semble véhiculer l’idée contraire. La garantie d’un système sécurisé, sous couvert de gain de temps, s’avère finalement plus long du fait des bugs techniques ou des mauvaises adaptations[5].
Fort de ces arguments, ne faudrait-il pas néanmoins s’enquérir de la légitimité de la mise en avant dudit principe ? Ne faudrait-il pas distinguer, au cas par cas, les situations dans lesquelles il est invoqué ? Un magistrat qui sait qu’il partira à la retraite d’ici quelques mois et qui ne souhaite pas vraiment s’encombrer de nouveaux outils pour les quelques temps restants, peut-il légitimement invoquer le principe d’indépendance afin de se prémunir de l’introduction d’outils technologiques pour l’exercice de ses fonctions ?
Peut-il accepter d’une part la mise en œuvre d’outils de mesure de sa « performance », en tant que « gérant » de sa juridiction et d’autre part refuser l’intégration d’outils électroniques à la pratique de son office, invoquant le principe d’indépendance auquel il reconnaît pourtant ainsi la nécessité de s’adapter aux exigences contemporaines du métiers ?
Selon Madame Barbra Krix, ancien Vice-président du Tribunal de Grande Instance d’Itzehoe, au sein des arguments opposés les plus forts sont certainement ceux relatifs à la sécurité des échanges par voie électronique. Or, des mesures pour y répondre sont progressivement prises et la volonté du législateur de dématérialiser les échanges judiciaires demeure à cet égard ferme.
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Ainsi, la requête électronique en Allemagne relève pour l’heure plus de l’exception que du principe. Alors qu’elle semble se répandre au sein des cabinets d’avocats, ceux-ci, par précaution, prévoient toujours la possibilité de déposer une requête papier dans les procédures pour lesquelles le choix reste ouvert, étant ainsi certains de ne pas essuyer de refus au prétexte du principe d’indépendance qu’invoqueraient certains magistrats pour rejeter la communication de dossier et de pièces par voie électronique.
Toutefois, la Cour fédérale de justice, dans un arrêt de principe, a insisté sur le fait le juge dispose d’un « simple droit à voir pris en compte son avis, d’une manière qui ne soit pas discrétionnaire, dans l’attribution des ressources et des moyens matériels nécessaires à l’exercice de sa fonction. Il ne peut pas faire valoir d’autre droits en la matière ».
Une partie de la doctrine semble également affirmer clairement l’impossibilité d’utiliser le principe d’indépendance comme « un privilège pour le juge lui permettant de s’opposer à toute réforme », rappelant l’origine du principe, instauré non par soucis de simple confort, mais bien plus dans le but « de le protéger contre toute influence extérieure et étrangère dans l’exercice de sa mission juridictionnelle ».
[1] V. Elektronisches Gerichts- Und Verwaltungspostfach, disponible sur < http://www.egvp.de/ > [en ligne].
[2] V. aussi BGH jugment du 21. 10. 2010.
[3] Directive SMIL-IV du 15 juillet2003 : Richtlinie 2003/58/EG des Europäischen Parlaments und des Rates vom 15. Juli 2003 zur Änderung der Richtlinie 68/151/EWG des Rates in Bezug auf die Offenlegungspflichten von Gesellschaften bestimmter Rechtsformen
[5] V. infra.