Séminaire l’acte de juger : débats contemporains
Sixième séance : “Le jugement dans la tradition philosophique : regards croisés”
Intervenants │ Julie Allard, philosophe, directrice du centre de droit public de l’université libre de Bruxelles et Antoine Garapon, Secrétaire général de l’IHEJ.
Comment la tradition philosophique a-t-elle pensé le jugement judiciaire ? Quatre noms s’imposent : Kant, Hannah Arendt, Dworkin et Paul Ricœur, qu’évoqueront ensemble les deux intervenants de cette séance.
Julie Allard est directrice du centre de droit public de l’Université Libre de Bruxelles et enseigne la philosophie du droit et la philosophie morale. Elle a publié de nombreux ouvrages dont, notamment, Dworkin et Kant, Réflexions sur le jugement, éd de l’ULB, 2001, et avec Antoine Garapon, Les juges dans la mondialisation, la nouvelle révolution du droit, Paris Seuil 2005, Les vertus du juge, une anthologie philosophique, Paris Dalloz, 2010.
Intervention de Julie Allard
Lors de son intervention, Julie Allard va présenter le modèle du jugement réfléchissant de Kant et lui donner un prolongement dans le domaine judiciaire, considérant que ce modèle est une des pensées les plus fortes de l’acte de juger. Julie Allard note en premier lieu que l’acte de juger est un angle mort de la théorie du droit, les dictionnaires du droit ne comprennent aucune mention sur l’acte de juger, renvoyant soit à la seule application de la loi, soit à l’institution judiciaire, c’est-à-dire aux règles qui déterminent qui est juge.
Kant parle de la faculté de juger et c’est à partir de cette approche philosophique que de nombreux philosophes du droit vont développer une réflexion sur l’acte de juger. Le modèle kantien du jugement réfléchissant est un modèle ascendant, il part du particulier pour remonter vers l’universel, à la différence du jugement déterminant qui est descendant, part de la règle pour parvenir au cas (comme le syllogisme judiciaire). Le modèle kantien fait appel à la faculté de juger, faculté qui a une prétention à l’universel, c’est une réflexion sur soi qui oblige dans le même temps à se mettre à la place des autres. L’impartialité est alors une distance avec soi, un penser critique sur soi, et une faculté liée à l’imagination, celle du point de vue de l’autre.
Dworkin : une philosophie critique du jugement, article de Julie Allard
Un article de Julie Allard sur Dworkin : une philosophie critique du jugement, paru dans la Revue internationale de Philosophie, 3/2005, volume 59, n°233. Dworkin est un théoricien du droit américain, décédé en 2013 à l’âge de 81 ans, laissant une importante œuvre philosophique, comme celles de ses contemporains John Rawls et Jürgen Habermas. Il a notamment développé la thèse du jugement écrit comme un roman à la chaine. Le juge doit à la fois interpréter les chapitres antérieurs et innover pour produire une suite et la mettre en valeur ; l’acte de juger s’inscrit dans une histoire collective, le juge doit rechercher une cohérence narrative avec ce qui existe mais il va aussi écrire un nouveau chapitre.
Juger, Sur la philosophie politique de Kant, extrait de l’ouvrage de Hannah Arendt
Un texte d’Hannah Arendt, philosophe allemande naturalisée américaine en 1951, extrait de Juger, Sur la philosophie politique de Kant. Dans ce texte, Hannah Arendt développe l’usage du modèle du jugement réfléchissant de Kant. Pour elle, le processus d’impartialité est « un processus d’élargissement de la pensée ». L’impartialité n’est pas un point de vue de surplomb, il s’agit au contraire de confronter notre pensée à l’altérité. Elle développera le concept du spectateur : le juge comme l’historien est en retrait de l’action mais a un point de vue sur l’action, il distingue le bien du mal. Ceci implique la capacité à exposer les raisons qui ont permis d’avoir une opinion, à argumenter.
“L’acte de juger”, chapitre extrait de l’ouvrage Le Juste, de Paul Ricoeur
Le chapitre « l’acte de juger » extrait du livre Le Juste, éd. Esprit, 1995, de Paul Ricœur. Paul Ricœur est un philosophe français (1913/2004) qui a publié de très nombreux ouvrages dont Le juste, la Justice et son échec, éd. L’herne, 2005, et Le Juste 2, éd. Esprit, 2001.
Dans ce texte, Paul Ricœur rappelle qu’il existe quatre conditions pour déterminer l’acte de juger sous sa forme judiciaire : l’existence de lois écrites, la présence d’un cadre institutionnel, l’intervention de personnes qualifiées pour juger, un cours d’action, c’est-à-dire une procédure constituée par le procès. L’acte de juger est l’acte terminal qui clôt ce processus aléatoire. Pour lui, l’acte de juger est un jugement réfléchissant parce qu’il recherche une règle pour un cas nouveau et ouvre chaque fois la carrière à un cours de jurisprudence. La finalité courte de l’acte de juger est de mettre un terme à l’incertitude mais sa finalité longue est la paix sociale, le choix du discours contre la violence. « On ne mesure pleinement la portée de ce choix contre la violence et pour le discours que si l’on prend conscience de l’ampleur du phénomène de la violence. »