Cambodge : l’ambiguïté politique et touristique des lieux de mémoire

Comment définir un lieu de mémoire ? Alors que des charniers continuent d’être découverts au Cambodge, James Burnet, journaliste spécialiste du conflit, interroge les multiples usages de ces sites, entre risque de dévoiement touristique et nécessité de réappropriation.

Plus de trente ans après la chute du régime khmer rouge, la terre cambodgienne continue à révéler des charniers comme une litanie infernale. Des centaines de charniers ont été déjà mis à jour où des centaines de milliers de squelettes ont été découverts. Et récemment un nouveau charnier de plusieurs milliers de squelettes a été découvert dans la province de Siem Reap où se trouve le site d’Angkor. Autant de sites de mémoire du génocide commis par les Khmers rouges dans un pays qui a été transformé en un vaste camp de concentration [1].

Comment définir un lieu de mémoire ? Est-ce un lieu dont l’empreinte de l’histoire est ineffaçable, est-ce un lieu de torture ou de massacre reconnu par les populations rescapées ou encore un lieu muséifié dont les vocations seraient multiples ? Le Cambodge est aujourd’hui confronté à ces différentes lectures des lieux des crimes khmers rouges et la controverse existe quant à la préservation de ces sites sinistres comme lieux de mémoire ou à leur instrumentalisation.

Choeung Ek

Dans l’année qui a suivi le renversement de Pol Pot, des journalistes sont retournés au Cambodge pour des séjours de deux à trois semaines. Lors de ces déplacements, ils ont pu voir des dizaines de ces lieux de mort sans compter ceux indiqués par les paysans mais qui n’avaient pas encore été mis à jour. Il suffisait de gratter un peu la terre pour découvrir des ossements.

Tous les charniers mis à jour officiellement ont été répertoriés. Le plus connu est Choeung Ek à une dizaine de kilomètres de Phnom Penh où étaient exécutés les prisonniers du centre d’extermination S21, dont le directeur Douch a été condamné à la perpétuité en appel au début de 2012 par la Cour suprême auprès des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), un tribunal hybride parrainé par les Nations Unies. Dans ce lieu, qualifié de « base secrète » par Douch, au moins 16 000 hommes, femmes, enfants ont été assassinés d’un coup derrière la nuque puis égorgés pour les adultes et enfants, la tête fracassée contre les arbres pour les tout petits et nourrissons.

Quand on se rendait pour la première fois sur ce site dans les deux premières années de la période post khmère rouge, on était saisi  par la dimension du charnier et l’étalement des ossements, des crânes sur des étagères en bois ou en bambou. Des fosses communes étaient encore béantes, d’autres étaient en train d’être dégagées d’où surgissaient les squelettes des suppliciés.

Pendant toute la décennie 80, peu de Cambodgiens, excepté des officiels, sont venus à Choeung Ek. Une première explication : l’éloignement relatif par rapport à Phnom Penh en raison de l’inexistence de moyens de transports, y compris de simples vélos, pendant trois à quatre années. La deuxième explication est la terreur que provoquait la vision de ce site macabre. Ces ossements découverts représentaient selon la culture cambodgienne les âmes errantes des morts qui n’ont pas encore trouvé le repos et qui viennent rappeler aux vivants le sort subi par ces êtres humains. Ce lieu que l’on montrait aux étrangers était ainsi une des preuves irréfutables du génocide commis par les Khmers rouges dans la bataille idéologique entre le gouvernement de Phnom Penh, mis en place par les Vietnamiens le 7 janvier 1979 et soutenu par le camp soviétique, et les Khmers rouges à nouveau dans les maquis soutenus par la Chine et bénéficiant d’une complicité de certains pays occidentaux dans le contexte de la guerre froide de l’époque. Le terme génocide est d’ailleurs entré dans le vocabulaire cambodgien à cette période.

“Les” mémoires du génocide

Dans les premières années du nouveau pouvoir, aucune cérémonie particulière n’a eu lieu à Choeung Ek. Puis des cérémonies que l’on peut qualifier de politiques, voire idéologiques, ont été organisées sur ce charnier. Il s’agissait notamment de la « Journée de la haine ». Fonctionnaires, écoliers, étudiants étaient réunis très tôt le matin du 21 mai pour crier des slogans hostiles à ce que le gouvernement cambodgien d’alors appelait « la clique Pol Pot-Ieng Sary » [2].

Après  la signature des Accords de Paris en octobre 1991 entre les quatre factions cambodgiennes dont les Khmers rouges, une scénographie a été mise en place. Les ossements ont été rassemblés dans un stuppa [3] dont la base est en verre pour rendre visible les restes des suppliciés. Sur la plupart des fosses communes figurent le décompte macabre des corps ou squelettes dégagés. Enfin quelques photos montrent ce charnier lors de sa découverte et pendant les opérations de mise à jour des fosses communes.

Désormais c’est la « Journée de la colère » qui est commémorée à l’initiative du PPC, le Parti populaire cambodgien du premier ministre Hun Sen au pouvoir depuis plus de trente ans. Ont été substitués aux slogans contre la « clique » de Pol Pot, la reconstitution de scènes d’exécution de suppliciés en présence d’un millier de personnes, bonzes, jeunes, partisans du PPC.

Quant aux autres charniers, bien que répertoriés, ils sont exceptionnellement signalés sur le terrain et ce sont souvent les populations locales qui entretiennent cette mémoire, parfois avec beaucoup de difficultés lorsque d’anciens khmers rouges habitent ces villages. Cette mémoire est parfois complètement effacée dans les anciens bastions de la guérilla khmère rouge des années 80 contre les troupes vietnamiennes qui ont occupé le Cambodge jusqu’en 1989. Il s’agit de certaines provinces du nord-ouest du Cambodge avec notamment la région de Païlin ou d’Along Veng où est mort Pol Pot le 15 avril 1998 et dont le lieu de crémation est transformé aujourd’hui en site touristique. Dans cette région, si ces charniers peuvent être protégés, leur sens en est détourné car les anciens partisans de Pol Pot considèrent que ces sont les Vietnamiens, l’ennemi héréditaire pour les Cambodgiens, qui en sont responsables.

Au même titre que le site d’Angkor, la politique actuelle du gouvernement cambodgien est de donner une vocation touristique à ces lieux de mémoire,  à certains de ces charniers, notamment Choeung Ek où un droit d’entrée est demandé aux étrangers par la société sud-coréenne qui gère ce lieu.


[1] L’estimation de 1,8 million de morts est caduque selon les chercheurs. Le bilan de la politique d’extermination de Pol Pot entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979 dépasserait les deux millions de disparus.
[2] Ieng Sary, vice premier ministre et ministre des Affaires étrangères sous Pol Pot, comparait actuellement devant le tribunal évoqué précédemment dans le dossier dit numéro 2.
[3] Monument funéraire dans lequel sont déposées les cendres des morts