LA COMMISSION DE LA VERITE ET LA RECONCILIATION DU PEROU DANS LE CONTEXTE LATINOAMERICAIN, ET LA SITUATION HUMANITAIRE DE LA MAURITANIE
Dr Mariella Villasante Cervello
Anthropologue (École des hautes études en sciences sociales, Paris)
Chercheuse à l’Institut démocratie et droits humains (IDEHPUCP, Lima)
TABLE RONDE « SORTIES DE CRISE ET CONSOLIDATION DE LA PAIX : REPENSER ET CLARIFIER LES ENJEUX DE LA JUSTICE TRANSITIONNELLE AU XXIE SIECLE » PALAIS DES NATIONS, GENEVE, LE 10 OCTOBRE 2016
PRINCIPAUX INDICATEURS DU PEROU
Superficie : 1 285 215 km2 (30% de terres agricoles et d’élevage)
Côte (11% territoire et 54% population), Andes (28% t. et 32% p.), Amazonie (60% t. et 14% p.)
Évolution de la population : 23 millions (1993), 28 millions (2007) et +31 millions en 2015
Population urbaine : 76% — population rurale : 24%
Lima : + 9 millions (31% de la population totale)
Taux natalité (18/1000), Taux de mortalité (5,6/1000)
Niveau de pauvreté : 25% — zone rurale : 45% — zone urbaine : 14%
(Source : Hatun Willakuy 2004)
Zone d’émergence du conflit interne (rouge) : Ayacucho, Apurímac, Huancavelica
Zone d’expansion et couloir vers le nord (bleu) : Junín, Pasco
Zone d’expansion nord, vallée du Huallaga (vert) : Ucayali, Huánuco, San Martín
Zone à atteindre, centre politique du pays (jaune) : Lima Mariella Villasante Cervello 2
Malgré les avancées importantes des commissions de vérité en Amérique latine, le bilan reste assez modeste, en premier lieu par l’incapacité des États et des Forces armées à assumer leurs responsabilités dans les graves violences commises à l’encontre de civils désarmés. En effet, les Forces armées sont responsables, en partie, de crimes contre l’humanité, et, dans tous les cas, de violences politiques, mais elles ont refusé d’ouvrir leurs archives aux membres des commissions de vérité, et ont rejeté les accusations, considérant être la cible des attaques des « groupes de gauche ».
J’aimerais exposer ici les particularités du conflit péruvien (1980-2000), la constitution d’une commission de vérité (2001-2003), et ses principaux apports, les recommandations à l’État, et enfin le bilan de son travail, dont les points négatifs restent assez nombreux. Dans un second temps, j’aborderai très brièvement la situation humanitaire en Mauritanie, où je conduis des recherches depuis 1986. Dans ce pays du nord de l’Afrique, des violences ethniques ont débouché sur une politique éliminationniste menée par l’État contre les Africains mauritaniens entre 1989-1991.
1- LE CONFLIT AU PEROU DANS LE CONTEXTE LATINO–AMERICAIN
• Le « conflit armé » au Pérou, selon la terminologie officielle, s’est déployé entre mai 1980 et novembre 2000. En réalité, il s’est agi d’une guerre civile qui a opposé des Péruviens partisans du Parti communiste du Pérou, Sentier Lumineux (PCP–SL), aux forces de l’ordre et aux milices civiles armées, d’abord de manière autonome et ultérieurement par l’État. Le cas péruvien reste mal connu probablement parce qu’on ne sait pas comment le classer, or pour comprendre sa singularité on doit évoquer les types de violence politique qui ont marqué l’histoire contemporaine du sous-continent.
• En Amérique latine, les violences politiques ont été une réponse à la révolution cubaine de 1959 et se placent dans le cadre de la guerre froide entre l’URSS et les États-Unis. Les Forces armées eurent à affronter des mouvements d’insurrection guidés par les idées communistes d’égalité sociale qui acceptaient la violence indiscriminée contre les civils et contre l’État. Des régimes dictatoriaux de droite et d’extrême droite s’installèrent au Paraguay (1954-1989), au Brésil (1964-1979), en Bolivie (1971-1982), en Uruguay (1972), au Chili (1973-1990), et en Argentine (1976-1983). En Amérique centrale trois pays connurent des guerres civiles : Guatemala (1962-1996), El Salvador (1980-1992) et Nicaragua (1979-1990).
• On peut distinguer schématiquement 4 cas de violence politique : (1) les dictatures de l’Amérique du sud, (2) les guerres civiles en Amérique centrale, (3) les guerres internes/ou guerres civiles mélés avec le trafic de cocaïne : Colombie et Pérou (4) et le cas particulier de la révolution sandiniste au Nicaragua.
• Le cas péruvien est très proche du cas colombien, dans les deux pays les actions de violence contre l’État et la société se sont fondés sur l’idéologie communiste et sur le commerce de la drogue. Au Pérou, l’idéologie du PCP–SL a pris comme modèle direct la Révolution culturelle maoïste, et leurs méthodes sanguinaires et totalitaires. Le PCP–SL est le seul mouvement subversif du continent américain qui a développé pendant 20 ans une idéologie de mort et a construit des camps d’internement/ou de rééducation dans les montagnes d’Ayacucho et en Amazonie centrale, chez les Ashaninka.
• Du point de vue des violences ethniques, le cas péruvien est comparable au cas du Guatemala où l’on estime que 200 000 Maya ont été tués par les forces armées et par les paramilitaires car on les considérait comme des « communistes ». Néanmoins, contrairement à certaines interprétations, la guerre au Pérou ne fut pas une guerre ethnique. Les populations rurales, Quechua et Ashaninka notamment, se sont divisées en deux camps, et les chefs des groupes insurgés étaient autant des métis de la côte que du reste du pays. Les soldats étaient le plus souvent d’origine rurale et parlaient éventuellement le quechua, mais ils ne se considèrent pas comme des « Indiens », terme péjoratif et raciste ; ils sont hispanophones, donc des personnes « civilisées ». C’est en effet la langue et l’éducation qui sont devenus des facteurs de distinction sociale et non pas la « race » ou la « couleur de la peau » comme le pensent certains analystes.
• Les violences des Forces armées péruviennes ont été en tous points comparables à celles des militaires argentins, chiliens, guatémaltèques et salvadoriens, et des autres militaires du Cono sur. La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 3
• L’installation des commissions de vérité dans plusieurs pays latino-américains représente une avancée notable dans la construction d’États de droit, mais le bilan général reste assez modeste et très décevant. Il en va de même en Afrique du Sud, où malgré l’importance du travail de la commission de la vérité installée après la libération de Nelson Mandela en 1990, elle n’a pas reçu le soutien politique attendu ; aucune des recommandations a été acceptée et le processus de réparation aux victimes n’est pas encore terminé. L’application de la justice pénale reste difficile à cause de l’amnistie accordée aux perpétrateurs quand ils confessent leurs crimes racistes.
• L’Argentine fut le premier pays de la région à créer une commission de vérité en 1982, après la défaite de la guerre des Malouines. En 1983, le président Alfonsín abrogea la Loi d’amnistie des militaires et installa une Commission nationale sur la disparition de personnes, dont le mandat était d’éclaircir les violations des droits humains des militaires entre mars 1976 et octobre 1983. Les Forces armées reçurent l’ordre de collaborer, mais au contraire elles détruisirent de nombreux documents. Le rapport final de la commission, Nunca más [Plus jamais ça] rapporta la mort de 8 960 victimes, mais les associations de défense des droits humains rapportent plus de 30 000 morts et disparus, et 2 300 assassinats politiques. Cependant, les lois d’amnistie furent abrogées seulement sous la présidence de Nestor Kirchner en août 2003.
• Au Chili, la dictature d’Augusto Pinochet commença le 11 septembre 1983 et se termina le 11 mars 1990. Pinochet conserva son poste de chef des Forces armées jusqu’en 1998, puis il devint sénateur à vie. En 1996, il assuma publiquement la responsabilité politique de ses actes de répression extrême et rejetta la demande de pardon « à qui que ce soit ». Il fut accusé de génocide en 1998 et affronta des procès au Chili (2000, 2004 et 2005), mais il mourut le 10 décembre 2006 sans avoir été jugé. Le Rapport Rettig de 1991, qui rendit compte des faits de violence entre 1970 et 1973, a identifié 2 979 victimes tuées ou disparues par les agents de l’État, et 164 personnes tuées par les opposants au régime. Les militaires niaient leurs responsabilités jusqu’aux années 1999-2001, lorsqu’une autre instance, la Mesa de diálogo, reconnu la responsabilité des Forces armées. Enfin, en 2004, le rapport Valech rendit compte de 35 000 cas de torture, de 3 000 cas d’assassinats et disparitions et de plus de 800 centres de torture où agissaient plus de 3 600 perpétrateurs durant la dictature de Pinochet.
• Au Salvador, le guerre civile commença en 1980 et se termina en 1991 ; les insurgés appartenaient aux guérillas communistes et recevaient le soutien de Cuba et du Nicaragua ; alors que l’État recevait des armes des États-Unis et d’Israël. L’ONU est intervenue dans les négociations de paix des années 1990-1992. La commission de vérité fut installée pendant 8 mois et elle rendit son rapport, De la locura a la Esperanza [De la folie à l’espoir] en mars 1993. Selon ce rapport, il y eut 75 000 morts, majoritairement des civils, et près d’un demi million de déplacés. Parmi les recommandations, la commission note la restructuration complète des forces armées, de l’État et des réparations aux victimes. Or, cinq jours après l’assemblée législative a approuvé une loi d’amnistie générale qui ignorait les accords de paix ; ce qui a introduit une grave polarisation politique. En 2010, le président Funes a reconnu la responsabilité de l’État dans la guerre civile et a promis suivre les recommandations de la commission de vérité. Mais ces promesses ne se sont pas concrétisées et la violence criminelle, due à l’expulsion des gangs « maras » de Californie, est très présente dans le pays.
• Au Guatemala, la guerre civile fut similaire à celle de El Salvador, bien qu’elle fut plus longue, de 1960 à 1996. Les guérillas commencèrent leurs actions contre l’État en 1960 ; en 1982 les groupes de guérilla s’unifièrent et peu après Efraín Ríos Montt fit un coup d’État déclarant une « guerre d’extermination des communistes », qu’il accusait de recruter les Maya, qui furent décimés. En 1998, l’évêque Juan José Gerardi publia le rapport « Guatemala nunca más » [Guatemala plus jamais], et il fut assassiné deux jours après. Cependant, son rapport servit à la Commission de vérité [Comisión para el esclarecimiento historico de las violaciones a los derechos humanos y los hechos de violencia que han causado sufrimientos a la poblacion guatemalteca]. Selon ce rapport, il y eut 200 000 morts dont 93% furent tués par les forces de l’ordre, 3% par les insurgés et 4% par les groupes paramilitaires. L’État n’a jamais reconnu sa responsabilité et il a désigné le rapport comme une enquête non officielle. Mariella Villasante Cervello 4
• Au Brésil, des régimes de dictature militaire ont gouverné le pays entre 1964 et 1985. Une commission nationale de la vérité a été créée en 2011 et a commencé ses travaux en 2012, avec le mandat d’éclaircir les faits de violence depuis 1946 mais surtout entre 1964 et 1988. En décembre 2014, le rapport final considère qu’il y eut 434 morts ou disparus, 210 disparus et 377 perpétrateurs militaires. Cependant les forces armées ont critiqué le rapport et ont déclaré que ses conclusions sont contaminées par l’idéologie de gauche étant donné que les principales victimes étaient des communistes et de gauchistes. Aucune recommandation de cette commission n’a été concrétisée.
Les commissions de la vérité dans quelques pays latino-américains
Pays/Période de conflit Travail des CV Rapports Victimes
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Argentina/ 1976-1983 Dèc 1983/Sep 1984 Nunca más 8 960
Chile/1970/1973 Avril 1990/Fev 1991 Informe Rettig 2 979
2001, Mesa diálogo (Reconocimiento)
2004 Informe Valech (Torturas)
El Salvador/1980-91 Juillet 92/Mars 1993 De la locura a la 75 000
Esperanza
Guatemala/1960-96 Juillet 1997/Fev 1999 Comisión para 200 000
El esclarecimiento
Perú/ 1980-2000 Dèc 2000/Août 2003 Hatun Willakuy 70 000
Brésil/1946-1988 2012-2014 Comissao nacional 434
da verdade
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(Villasante 2014)
Notons enfin qu’en Colombie, le processus de paix a avancé, mais c’est par une courte majorité (50,22%) que le referendum d’octobre 2016 a n’a pas ratifié l’Accord de paix entre le président Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). L’abstention de 60% de la population montre le manque de confiance dans le processus de pacification. Le rejet est probablement dû à l’opposition soulevée par l’entrée des anciens membres des FARC dans le Parlement et la réduction des peines aux perpétrateurs, en cas de ratification. La situation reste incertaine.
La guerre civile péruvienne : 1980-2000
Au Pérou, la guerre civile a commencé dans les régions les plus pauvres et isolées du pays, au coeur des Andes du centre et du sud (Ayacucho, Huancavelica, Apurímac), et elle s’est élargie vers l’Amazonie du nord (Huallaga) et l’Amazonie centrale (Junín, Pasco). La capitale, Lima, a subi des attentats à la bombe de manière constante, en particulier au cours des années 1990. La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 5
Photo 1 : Massacre d’Uchuraccay, 1983 (8 journalistes tués par les paysans Quechua qui croyaient qu’ils appartenaient au PCP–SL) (©Archives La República, Villasante 2016)
En 1980, le Pérou venait de commencer une période de gouvernement civil après 12 ans de dictature militaire (1968-1979). Le nouveau gouvernement du président Fernando Belaunde assuma le pouvoir sans juger indispensable la mise en place d’un gouvernement de transition qui fasse toute la lumière sur la sombre période militaire. Il ne remit pas en question les nombreux privilèges instaurés par les deux gouvernements des généraux Velasco (1968-1975) et Bermudez (1975-1979) ; ni leurs responsabilités dans les cas de violences à l’encontre des civils accusés de « dissidence ». Certes, la dictature péruvienne ne peut pas se comparer à celles, bien plus sanguinaires, du Chili et de l’Argentine. Mais de nombreuses violations des droits humains et des droits civiques avaient été commises, notamment au cours des années 1977-1979, marquées par un grand mouvement social à l’encontre de la dictature.
A partir de mai 1980, le gouvernement civil de Belaunde fut incapable d’affronter l’apparition d’un groupe subversif, le Parti communiste du Pérou-Sentier Lumineux (PCP–SL) qui voulait instaurer une « république populaire » suivant le modèle maoïste. Après deux ans de guerre dans les Andes d’Ayacucho, et 4 000 morts, le gouvernement fit appel aux forces armées pour diriger la lutte anti-subersive. A partir de décembre 1982, et jusqu’à novembre 2000, les Forces armées et les Forces de police contrôlèrent la zone déclarée en état d’urgence, qui englobait les trois-quarts du territoire national. Dans ces zones la majorité des autorités civiles trouvèrent la mort ou abandonnèrent leurs postes.
Le second gouvernement d’Alan García (1985-1990) fut désastreux pour l’économie du pays, qui entra en récession. A cette époque 57% de la population vivait dans la pauvreté. Mariella Villasante Cervello 6
Carte de la violence selon le nombre de victimes par département Source : Consejo de reparaciones a las víctimas del terrorismo
La guerre connut deux pics : entre 1983-1984 (+4 000 morts), et entre 1989-1990 (3 000 morts). Les militaires menèrent une politique de terre brûlée considérant tous les paysans comme des « terroristes ». Les bandes armées du Sentier Lumineux recrutaient des paysans, mais aussi des enfants et des adolescents de force, faisant des procès populaires qui se soldaient par des exécutions sommaires, et créaient des camps d’internement (ou de concentration) dans les Andes et en Amazonie centrale. Le PCP–SL fut l’organisation communiste la plus sanguinaire de l’Amérique latine. La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 7
Photo 2 : Senderistes au Huallaga (Amazonie nord, zone de trafic de cocaïne) 1995 (©Caretas, Villasante 2016)
L’armée changea sa politique après 1989, sans abandonner ses méthodes de destruction des terroristes réels ou innocents : tortures, exécutions, massacres. Les milices civiles commencèrent à s’organiser à partir de 1983, et reçurent un soutien officiel en 1985, puis en 1991 (armes, munitions, formation militaire). Une partie des subversifs passa dans les rangs des milices pro-étatiques, bénéficiant de la Loi de repentance de 1992 (dérogée en novembre 1994). Les miliciens ont eu un rôle central dans l’anéantissement du PCP–SL, mais ils ont été aussi responsables de graves violences contre des civils désarmés. Leurs actions montrent l’ambivalence de tous les civils qui prennent les armes dans des guerres civiles. En 2003, on estimait leur nombre à 500 000 hommes armés et organisés au sein d’environ 8 000 milices [rondas campesinas y nativas]. Ils n’ont pas été désarmés et dans la région de l’Amazonie centrale où se sont installés des narco-terroristes (vallée des fleuves Apurímac, Ene et Mantaro, VRAEM), ils reçoivent des munitions de l’armée.
En 1990, le régime du président Alberto Fujimori imposa un gouvernement autoritaire et, en accord avec les forces armées, il fit un coup d’État en avril 1992. Le Parlement fut dissout, la liberté de la presse mise sous tutelle, et la corruption liée au trafic de cocaïne envahit toutes les sphères de l’État et des forces de l’ordre.
En septembre 1992, le chef du Sentier Lumineux, Abimael Guzmán, fut capturé avec son comité central ; peu après les chefs de l’autre mouvement subversif, le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA), furent aussi capturés. La menace terroriste diminua, mais le gouvernement continua à mener sa politique de violence et de corruption pour justifier son emprise sur la société et sur le territoire, politique renforcée par son contrôle sur les médias. En juin 1995, le régime décréta deux Lois d’amnistie qui libéraient les personnes condamnées pour crimes contre l’humanité et interdisait toute investigation judiciaire.
Le gouvernement de Fujimori tomba en novembre 2000. Pour échapper à la justice alors que le pays prenait connaissance de l’ampleur de la corruption de son gouvernement, Fujimori envoya sa démission du Japon, où il avait trouvé asile politique. Il a été extradé du Chili en juin 2006 ; puis jugé entre 2007-2009 et condamné à 25 ans de prison pour l’assassinat de 25 personnes. Cependant, Fujimori n’a pas été jugé pour la stérilisation massive de 300 000 femmes rurales qu’il a commandité entre 1997 et 1998. Le dossier a été fermé en 2014, mais les victimes ont déposé plainte auprès de la Commission inter-américaine des droits humains (CIDH) qui a cité l’État péruvien en décembre 2016. Mariella Villasante Cervello 8
Photo 3 : Abimael Guzmán présenté à la presse après sa capture, septembre 1992 (©Balaguer, Villasante 2016)
2—CREATION DE LA COMMISSION DE LA VERITE ET LA RECONCILIATION
• Après la chute du dictateur, un gouvernement de transition fut nommé par le nouveau Parlement [une seule chambre de 130 congressistes]. Il était dirigé par Valentín Paniagua, président du Parlement. Le 9 décembre 2000, le gouvernement créa un Groupe de travail inter-institutionnel (décret 304-2000-JUS) pour organiser une Commission de la vérité censée éclaircir les faits de violence, déterminer les responsabilités des graves violations des droits humains, et la nature de la « guerre interne » selon la terminologie adoptée — le terme « guerre civile » ne fut pas considéré pertinent.
• Il était composé de représentants des ministères de Justice, de l’Intérieur, de la Défense, de la Promotion de la femme et du développement humain, de la Defensoría del Pueblo, de la Conférence épiscopale péruvienne, du Conseil national évangélique et de la Coordinatrice nationale des droits humains (CNDH). Cette instance travailla pendant 3 mois, en réalisant des enquêtes auprès de centaines d’organisations de la société et de l’État, et auprès d’analystes nationaux et étrangers. Le centre des débats concernait le cadre du mandat.
• Dans un second temps, le gouvernement de Toledo (élu en juin 2001) promulgua un autre décret (n°101-2001-PCM) qui précise que l’un des objectifs de la commission est de poser les bases de la réconciliation nationale, sur la base de la vérité et de la justice ; elle devint ainsi une Commission de la vérité et de la réconciliation (désormais CVR). Notons que les notions de vérité et de justice rendent difficile l’application inmédiate d’une « réconciliation » entre ennemis.
• Les travaux de la CVR ont été financés par l’État et par des organisations internationales (PNUD, USAID), et des ambassades (Alemagne, Suède, Belgique, Pays-bas, Canada).
• La CVR du Pérou a tenu compte des processus de justice de transition au niveau international et au niveau latino-américain. Le modèle initial reste celui inauguré après la Seconde Guerre mondiale (Procès de Nuremberg) et de la Commision de vérité et réconciliation de l’Afrique du Sud (Truth and reconciliation, 1995). Au Pérou, on tint compte en particulier des Commisions de vérité du Chili, du Salvador et du Guatemala.
Le mandat : Un Décret suprême établi ensuite le cadre du mandat de la future Commission de la vérité, couvrant la période allant de mai 1980 à novembre 2000. Selon ce mandat, elle devait enquêter sur les faits commis par les « organisations terroristes », les « agents de l’État » et les « groupes La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 9 paramilitaires » (milices civiles et commandos de la mort étatiques). Il s’agissait : (a) d’analyser les conditions qui ont contribué à la violence, (b) d’éclaircir à travers les instances de justice les crimes et les violations des droits humains et identifier les victimes et les responsables, (c) d’élaborer des propositions de réparation aux victimes et à leurs proches, (d) de recommander des réformes institutionnelles, légales, éducatives et autres comme garanties de prévention, et (e) d’établir des mécanismes de suivi des recommandations. En un mot, il fallait expliquer les causes du conflit, examiner les séquelles à travers des réparations aux victimes et des réformes institutionnelles.
Photo 4 : Massacre de Tsiriari par le PCP–SL, août 1993 (72 morts) (©Balaguer, Yuyanapaq, Villasante 2016)
Les crimes retenus concernaient : assassinats et séquestrations, disparitions forcés, tortures, violations des droits collectifs des communautés andines et natives, autres crimes contre les droits des personnes. Étant donné que les faits de guerre étaient inédits dans l’histoire du pays, le ministère de Justice proposa que les crimes constituaient « des graves violations aux droits humains et au droit international humanitaire » (Conventions de Genève de 1949, Protocoles de 1977 ; Statut de Rome de la CPI de 1998). Pour la première fois, on incluait le droit international au Pérou, dont le Statut de la Cour Pénal International, en vigueur depuis juillet 2002 ; et également les dispositions de la Convention américaine sur les droits humains et la Cour inter-américaine des droits humains. En 2001, la CIDH a établi que les lois d’amnistie sont incompatibles avec la Convention américaine et n’ont aucun effet juridique. La CVR établi aussi que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.
En outre, la CVR rejetta la qualité de « belligérant » aux groupes subversifs, et la qualité de « combattants » aux membres de ces groupes, car cela pouvait affaiblir la position souveraine de l’État péruvien. Ainsi, on ne reconnut pas la dénomination de « prisonniers politiques » mais simplement de « terroristes ».
Les membres de la CVR : Le Conseil des ministres désigna 13 personnes (dont 12 membres et 1 observateur) pour organiser les travaux de la Commission de la vérité et de la réconciliation. Il s’agissait de personnalités reconnues pour leur intégrité personnelle et leurs qualités professionnelles.
• Dr Salomón Lerner Febres, président de la CVR. Docteur en philosophie, recteur émerite de la Pontificia Universidad Católica del Perú (PUCP).
• Dr Beatriz Alva Hart, Avocate et ancienne députée
• Dr Rolando Ames Cobián, sociologue, professeur à la PUCP, ancien sénateur
• Monseigneur José Antúnez de Mayolo, prêtre, ancien administrateur Apostólico de la Arquidiócesis de Ayacucho.
• Lt-Général Luis Arias Grazziani, expert en sécurité nationale
• Dr Enrique Bernales Ballesteros, docteur en droit, directeur de l’ONG, Commission andine des juristes, ancien député
• Dr Carlos Iván Degregori Caso, anthropologue, professeur à l’Universidad Nacional Mayor de San Marcos
• Gastón Garatea Yori, ancien prêtre, président de la Table de lutte contre la pauvreté
• Pastor Humberto Lay Sun, architecte, membre fondateur du Conseil national évangélique
• Mme Sofía Macher Batanero, sociologue, ancienne secrétaire de l’ONG Coordinadora Nacional de Derechos Humanos
• Alberto Morote Sánchez, ingénieur, ancien Recteur de la Universidad San Cristóbal de Huamanga.
• Carlos Tapia García, ingénieur, analyste politique, ancien député
Monseigneur Luis Bambarén Gastelumendi, êveque de Chimbote y ancien président de la Conferencia Episcopal Peruana.
Les principaux apports du Rapport final de la CVR Mariella Villasante Cervello 10
Après 26 mois de travail, la CVR rendit son Rapport final le 28 août 2003 au président Toledo (9 volumes et 12 annexes). Voici les points les plus importants :
• La récolte des données et la constitution d’une base de données a été inspirée par la Commision de vérité et réconciliation de l’Afrique du Sud (Truth and réconciliation, 1995-2002), et par celle du Guatemala (Nunca más, 1999). Environ 9 500 assistants ont enquêté sur le terrain, notamment pour la récolte de témoignages dans les zones rurales. On a recueilli 17 000 témoignages au niveau national, sous le mode privé et sous le mode des Audiences publiques (27). En outre, 870 perpétrateurs et quelques dizaines de militaires ont donné leurs témoignages dans les prisons. Toutes les données (audio, films, documents) ont été déposées au Centre d’information pour la mémoire collective de la Defensoría del Pueblo (créée en 1993), et se trouvent en accès libre.
• La CVR a employé une méthode statistique utilisée au Kosovo et au Guatemala (Multiple Systems Estimation) qui a permis d’évaluer un nombre total de morts à 69 280 personnes. Elle a estimé également le nombre de disparus à 15 000 personnes, le nombre de sites d’enterrement à plus de 4 000, et le nombre de personnes déplacées à un million. En 1993, il y avait 23 millions de Péruviens, en 2015 la population était estimée à +31 millions, habitant dans un territoire qui est le double de la France ; notamment sur la côte (54%). L’Amazonie représente 60% du territoire et les Andes 28%, mais ils ne sont habités que par 32% et 14% de la population respectivement.
• Le Parti Communiste du Pérou, Sentier Lumineux, fut responsable de 54% des morts ; les forces armées de 30%, les milices civiles et les groupes paramilitaires de 15%, et enfin le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) de 1% des morts.
• Pour ce qui est des victimes : 75% étaient d’origine andine et amazonienne [la moyenne nationale des langues indigènes est de 17%], 55% étaient occupées dans l’agriculture, et plus de 66% étaient des hommes ayant entre 20 et 49 ans (alors que ce groupe représente 38% de la population totale).
• Les facteurs de structure qui expliquent le conflit armé sont : les fractures sociales anciennes, la pauvreté, l’inégalité, l’exclusion hiérarchique des ressortissants de la montagne (Quechua) et de l’Amazonie (Natifs Ashaninka notamment) ; et la grande faiblesse de l’État, absent d’une grande partie du territoire. Parmi les facteurs de conjonture, la CVR souligne : la difficile transition vers le système démocratique sans aucun cadre institutionnel ; la grave crise économique ; et l’inexistence de partis politiques qui commençaient à se reconstruire après 12 ans de dictature militaire.
Photo 5 : Famille déplacée d’Ayacucho (©Jimenez, Villasante 2016)
• La pauvreté a joué un rôle clé dans le développement de la violence politique, dans les années 1980, 60% de la population vivait dans la pauvreté et 30% dans l’extrême pauvreté, le Pérou est l’un des pays les plus inégaux de l’Amérique latine (20% des pauvres concentrent 3% des richesses, contre La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 11
10% des riches qui contrôlent 45% de ces richesses). La pauvreté a diminué mais reste très importante, en 2015, 21% restent pauvres et 4% extrêmement pauvres ; dans les zones rurales les pauvres représentent 45% de la population.
Les recommandations de la CVR
Elles ont été conçues comme le moyen central pour atteindre la réconciliation nationale. Il fallait « reconstruire le pacte social et politique qui unifiait les Péruviens », aboutir à la résolution définitive du conflit, développer le débat au sein de la société sur les idées de réconciliation, et adopter une profonde réforme institutionnelle. Pour mener à bien ces projets, la CVR proposa un plan de réparation des dommages causés aux victimes, et l’application de sanctions pénales contre les responsables de crimes et des violations des droits humains.
Photo 6 : Le président de la CVR, Dr Salomón Lerner, donne le Rapport final au président Toledo, le 28 août 2003 (©Archives de La República, Villasante 2016)
• Les réformes institutionnelles devaient renforcer l’État dans le territoire national et la vie démocratique.
• Le système d’administration de justice devaient être reformé et renforcé, notamment en ce qui concerne l’autonomie du système judiciaire et la réforme des prisons.
• Le système éducatif devait être reformé entièrement pour promouvoir les valeurs démocratiques dans le respect des différences ethniques et culturelles.
• Le Plan intégral des réparations devait avoir des volets financiers et symboliques.
• La CVR recommandait également un Plan national d’investigation en anthropologie médico-légale. En 2003, la CVR avait enregistré 4 644 fosses communes, et actuellement on a identifié 6 400 sites.
• Pour mener à bien ces recommandations, la CVR a proposé au pouvoir exécutif de créer un autre Groupe de travail inter-institutionnel formé des membres des ministères, de la Defensoría del Pueblo, et des représentants des églises et de la société civile. Il devait être chargé également de diffuser le Rapport final.
3- LE BILAN DE LA CVR DU PEROU
13 ans après la publication du rapport final, le bilan reste assez décevant. La société et l’État péruviens n’ont pas adopté le Rapport final de la CVR comme ce qu’il est, un bilan explicatif du conflit armé qui apporte des recommandations pour mieux asseoir l’État et la nation sur des bases de démocratie et de respect des droits humains et des droits citoyens. Abordons les progrès réalisés : Mariella Villasante Cervello 12
• Un Conseil des réparations a été créé en 2006 (Plan integral de reparaciones, Loi 28592), au sein du Ministère de justice, son travail central était l’élaboration d’un Registre unique des victimes pour procéder aux réparations individuelles et collectives. Dans le Livre 1 sont inscrites les personnes à titre individuel (février 2008), et dans le Livre 2 les Bénéficiaires collectifs (communautés et localités, septembre 2008). En août 2008, il y avait 10 624 personnes inscrites dans le Livre 1 et 3 564 communautés inscrites dans le Livre 2.
Dans ce registre sont inclus les civils, les militaires et les miliciens. Dans ce processus, des milliers de personnes qui n’avaient pas de documents d’identité ont reçu leurs cartes nationales, elles ne sont plus invisibles pour le registre civil.
Les membres de ce conseil sont des personnalités de l’église, des Forces armées, de la société civile, dont une dirigeante nationale appartenant au peuple Ashaninka (Luzmila Chiricente). Le processus a été clôturé en 2013, mais il a été réouvert en février 2016 pour les réparations en terme d’éducation aux enfants des victimes, jusqu’en décembre 2017. Le nouvelle ministre de Justice et droits humains, Marisol Perez Tello, a annoncé en septembre 2016 la réouverture du Registre unique des victimes de la violence, ce qui représente une avancée importante.
• Les Forces armées ont été subordonnées aux ministères de la Défense et de l’Intérieur, les principes des droits humains ont été ajoutés au cursus des institutions armées et la législation anti-subversive du dictateur Fujimori a été modifiée.
• Des avancées importantes ont été enregistrées dans le domaine de la justice pénale avec des procès historiques contre le chef du Sentier Lumineux, Abimael Guzmán, condamné à perpetuité, contre le dictateur Fujimori et contre le général Hermoza Ríos, condamnés à des lourdes peines de prison. Des dizaines de militaires, des terroristes, et des membres civils du régime de Fujimori purgent également des peines de prison. Les procès continuent contre les criminels militaires, responsables des massacres.
• Un institut universitaire (IDEHPUCP) a été créé en 2004 sous la présidence du Dr Salomón Lerner, ancien président de la CVR du Pérou. Il développe des activités de formation en droits humains, en anthropologie médico-légale, en formation de leaders jeunes et indigènes, et en justice de transition. Les affaires en justice sont aussi suivies.
• Le premier Lieu de mémoire a été inauguré en juin 2014 dans la ville de Huancayo, l’un des centres du conflit interne. L’oeuvre de cinq étages, avec une muséographie impeccable, a été construite grâce à l’enthousiasme du président de la région de Junín, Dr Vladimir Cerrón, dont le père avait été assassiné par des paramilitaires pendant la guerre interne. En janvier 2015, les nouvelles autorités ont tenté de s’approprier de l’immeuble pour y installer la mairie du quartier ; ce qui a produit un grand mouvement de défense du Lieu de mémoire de part de la société civile régionale. En juin 2015, une délégation de l’Union européenne a visité le « Yalpana Wasi » [Maison de la mémoire], ce qui a joué un rôle important dans l’abandon des prétentions politiques locales1.
1 Voir Villasante, Voir aussi.
• Un autre Lieu de mémoire a été inauguré à Lima en décembre 2014 sous l’intitulé « Lugar de la memoria, la tolerancia y la inclusion social ». On y trouve des expositions permanentes et temporaires centrées sur les histoires régionales du conflit armé et un Centre de documentation digitale. Mais le contenu initial de ce lieu de mémoire a été abandonné, ce qui est assez navrant. En effet, l’ambassade d’Allemagne avait proposé son soutien financier à l’ancien président Alan García pour constuire un tel lieu, ce qu’il refusa de manière arbitraire. Finalement, après des lettres de protestation d’intellectuels et d’associations de défense des droits humains, García accepta l’offre généreuse. Cependant, le projet initial d’installer les photos de la violence réunis dans l’Exposition Yuyanapaq (Pour se souvenir), installés au Musée de la nation, fut abandonné ; et le rapport final de la CVR, qui devait être le fondement du lieu de mémoire, fut également écarté. Il s’agissait, comme l’a noté le Dr Lerner La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 13 (20152), d’offrir un récit non pas fondé sur la vérité, mais sur les différentes versions des acteurs, y compris celles des opposants (i.e. les militaires). Il fallait ne pas « heurter » les sensibilités des élites apathiques et des négationnistes.
2 Voir cet article. Voir aussi.
3 Voir Lerner, Una oportunidad en riesgo, Revista Harvard Review of Latin America.
• Le nouveau gouvernement du président Pedro Pablo Kuczynski (juillet 2016) vient d’adopter une Loi de recherche des disparus (juillet 2016), et en août 2016, la ministre de Justice, Marisol Perez Tello, a demandé pardon aux victimes de la guerre au nom de l’État, une première ; elle a annoncé la mise en place du Registre des personnes disparues approuvé par l’ancien gouvernement.
Les points négatifs restent très nombreux et ils sont associés au manque de volonté politique pour accorder de l’importance requise aux recommandations de la CVR. Certes, comme l’a noté le Dr Lerner3, la paix est revenue, il existe une relative stabilité institutionnelle, et la croissance économique (due aux exportations de matières premières) a été importante pendant une dizaine d’années (la chute des prix des matières premières a eu des effets néfastes). La pauvreté a diminué, mais elle reste importante en milieu rural (+45% de pauvreté). De plus, les réformes de fond n’ont pas été réalisées, le domaine éducatif est désastreux et l’indifférence face au passé récent de violence reste très importante.
• L’État péruvien, représenté par trois gouvernements après 2000 (Toledo, Garcia, Humala) n’a pas adopté les recommandations de la CVR, sinon de manière réduite, et des tensions très fortes restent présentes au sein des secteurs conservateurs et militaires qui affirment que le Rapport final « défend les terroristes » et attaque les « défenseurs de la patrie ». Cette situation lamentable après la grande avancée de la tenue d’une CVR exemplaire dans la région est à la base de l’émergence d’un parti qui défend le « bilan » du régime du dictateur Alberto Fujimori, dirigé par sa fille Keiko, et de la reproduction d’un néo-senderisme qui revendique les idéologies de mort d’Abimael Guzmán.
— Les militaires refusent leur responsabilité dans la « guerre sale » et n’ont pas permis jusqu’à présent les investigations dans leurs archives.
— Les partisans de Fujimori, favorisent les appels à l’oubli et au silence pour défendre, d’après eux, « la réconciliation nationale ». Malgré la chute du dictateur Fujimori et son emprisonnement, un grand nombre de Péruviens, surtout pauvres et mal éduqués, ont été convaincus qu’il a « sauvé le pays du terrorisme ». Les fujimoristes représentent la première force politique ; en 2006, ils ont obtenu 48% des voix ; et juin 2016, ils ont failli gagner les dernières élections présidentielles ; enfin, ils dominent le Parlement avec 73 congressistes sur un total de 130.
— Les néo-senderistes, qui se sont réconstitués en deux fronts, dont l’un armé, dans une région de l’Amazonie centrale où la guerre continue et reste soumise à l’état d’urgence (VRAEM) ; et l’autre civil, dans les villes (Mouvement pour l’amnistie et les droits fondamentaux, MOVADEF), revendiquent, eux aussi, l’oubli et le silence et demandent même l’amnistie pour Guzmán, présenté comme un chef révolutionnaire qui a tenté d’instaurer un pouvoir juste et égalitaire. Plus récemment, le MOVADEF a changé d’appellation (Front pour l’unité et la défense du peuple péruvien, FUDEPP), et a vu sa tentative de s’inscrire comme un parti rejeté.
Les négationnistes de tout bord, militaires, fujimoristes et senderistes, qui voudraient obtenir l’impunité totale, se retrouvent donc du même côté de l’échiquier politique, contre la CVR.
• Le contenu du Rapport final, y compris dans sa forme résumée, reste très peu connu au Pérou. La majorité de la population préfère ne plus se souvenir du passé récent de violence ; l’oubli et l’indifférence sont choisis comme voies de déni d’une réalité trop encombrante, trop lourde à affronter. Le fait que la majorité des victimes soit issue du monde rural et pauvre a conduit à un éloignement de fait des élites et des classes moyennes citadines, qui méprisent les paysans « ignorants ». Le racisme reste très important au Pérou où prévaut une hiérachie de métis.
• La presse nationale était et reste contrôlée par l’élite économique de droite ultra libérale, et ne diffuse pas les acquis de la CVR ; seuls quelques journaux et revues progressistes rendent compte des questions humanitaires. Mariella Villasante Cervello 14
Les réponses aux commissions de vérité en Amérique latine
• Les sociétés civiles ont répondu différemment, selon le degré de participation et d’identification avec les victimes des conflits, aux attaques subversives et aux répressions étatiques. Par exemple, en Argentine et au Chili, les sociétés ont réagi en totale solidarité avec les victimes de la répression des forces armées, ce qui se comprend bien dans la mesure où les classes moyennes et pauvres avaient été la cible des violences étatiques. En revanche, dans les pays où la majorité des victimes étaient des groupes exclus, notamment des peuples originaires, comme au Guatemala et au Pérou, la solidarité de la société civile hispanophone, éduquée et non concernée directement par la violence, a été très restreinte.
Photo 7 : Massacre de 62 paysans à Accomarca par les militaires, le 14 août 1985 (©Archives de La República, Villasante 2016)
• Les associations de victimes des conflits armés développent leurs activités de justice et de reconnaissance de leurs droits avec le soutien constant des organisations de défense des droits humains, nationaux et internationaux. En Amérique latine les commissions de vérité, la défense des droits humains et la justice de transition ont un besoin permanent du soutien international pour mener à bien leurs travaux. Elles doivent se défendre constamment des pratiques négationnistes des États, des forces armées et des élites politiques et économiques ; ce dans un cadre de grande corruption à tous les niveaux de la vie sociale, y compris au niveau des États et des parlements.
• Les principaux blocages à l’application des recommandations des Commissions de vérité proviennent du manque de volonté politique des gouvernements qui préfèrent enterrer les vérités ou les réalités des violences, craignant de voir des mouvements sociaux remettre en question la précaire paix sociale. Au Pérou, les gouvernements ultérieurs à la CVR n’ont pas eu le courage politique, ni le sens de responsabilité publique pour adopter les recommandations de la CVR. Pire encore, le gouvernement de Toledo (2001-2006) a trahi la confiance de ses électeurs en abandonnant les recommandations. Ensuite, l’ancien président García a été réélu (2006-2011) et a refusé de suivre les recommandations qui mettaient en question son mandat antérieur. Un ancien commandant de l’armée, Ollanta Humala, a été élu en 2011 et pour des raisons évidentes il n’a pas voulu s’impliquer dans les recommandations de la CVR ; cependant, il a promulgué une loi concernant les personnes disparues.
Le gouvernement actuel, présidé par Pedro Pablo Kuczynski, de droite, compte quelques ministres décidés à faire avancer le dossier humanitaire, mais la majorité du Parlement appartient au fujimorisme (73 sur 130 congressistes), un parti de droite populiste qui nie la valeur politique du travail de la CVR. Dans ces conditions, il sera très difficile, voire impossible, de faire avancer les La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 15
recommandations en matière de restructuration de l’appareil de l’État, de réforme du système éducatif pour intégrer les acquis du Rapport final dans le cursus scolaire et universitaire, et de réforme de la justice qui est l’une des plus pauvres et des plus mal organisée de l’Amérique latine.
• Les associations des victimes péruviennes reçoivent l’aide des organisations de défense des droits humains, mais leurs voix ne sont pas entendues sur le plan national car la société civile s’avère incapable de se solidariser avec leurs causes. Or, les blocages étatiques et sociaux freinent la mise en application des recommandations de la CVR, et cette situation s’explique en Amérique latine par le maintien des mentalités et des structures sociales hiérarchiques, autoritaires et racistes qui méprisent les pauvres et les indigènes. Ce qui peut nous conduire à considérer que la justice de transition peut se concrétiser seulement dans des sociétés qui ont adopté les valeurs occidentales d’égalité sociale et de justice pour tous.
Photo 8 : Association de victimes d’Ayacucho (©Nancy Chapell, Yuyanapaq,
Villasante 2016) Mariella Villasante Cervello 16
6- LE CAS DE LA MAURITANIE
Travaillant en Mauritanie depuis 1986, je voudrais proposer rapidement quelques remarques sur les grandes difficultés de ce pays pour instaurer une justice de transition après les graves violences étatiques des années 1989-1991.
• La République Islamique de Mauritanie fut décolonisée en 1960, comme les autres colonies d’Afrique occidentale française. Les anciens colonisateurs laissèrent un État dirigé par la majorité arabophone. Les minorités d’origine africaine avaient été les principales collaboratrices dans l’effort colonial, et elles rejetèrent, dès le départ, leur mise à l’écart du nouvel État. La création de la frontière au fleuve Sénégal compliqua les relations entre les familles des deux rives, dont la majorité appartient au groupe ethnique Haalpulaar’en ; les autres minorités sont les Soninké et les Wolof.
• Les Haalpulaar’en commencèrent leurs contestations contre l’arabisation éducative dès 1966. A partir de 1986, des mouvements politiques remirent en question la légitimité d’un gouvernement militaire qui excluait de manière constante les minorités des « négro-mauritaniens ». En 1987, il y eut une tentative de coup d’État organisé par un groupe d’officiers Haalpulaar’en, dont trois furent exécutés. Des dizaines de militaires furent enfermés dans des prisons dans des conditions inhumaines, plusieurs trouvèrent la mort. A partir de cette période, le gouvernement du colonel Maaouya ould Sid’Ahmed Taya, influencé par l’idéologie baasiste et avec le soutien direct de Saddam Husseyn commença à organiser une politique éliminationniste4 contre les Haalpulaar’en, mais aussi les Soninké et les Wolof, accusés massivement d’être des traîtres à la nation. Taya agi contre eux de la même manière que Saddam agissait contre les Kurdes d’Irak, il fallait les éliminer.
4 Suivant l’anthropologue Daniel Goldhagen, Pire que la guerre. Massacres et génocides au XXe siècle, 2012, Paris, Fayard.
• En avril 1989, des rixes dans la région du fleuve Sénégal débouchèrent, par le biais de la propagande sénégalaise, sur un conflit interne en Mauritanie, et sur un conflit international entre la Mauritanie et le Sénégal. Les partisans de Wade, opposant au président Diouf, affirmaient que les « Arabes » étaient en train de tuer leurs « frères Noirs ». Dans un premier temps, des boutiques mauritaniennes furent pillées dans la région du fleuve, puis les 22-23 avril des centaines de jeunes laissés pour compte tuèrent au moins une centaine de Mauritaniens à Dakar. Les représailles arrivèrent le 25 avril, organisées par les forces armées mauritaniennes et par des nationalistes arabes. Entre 150 à 200 « Noirs », accusés d’être des « Sénégalais » furent tués dans le Marché capitale de Nouakchott et dans d’autres quartiers populaires de la ville.
• Le Sénégal demanda le rapatriement de ses ressortissants, et la Mauritanie accepta de rapatrier les siens à partir du 26 avril 1989. L’opération fut prise en charge par l’Algérie, le Maroc, l’Espagne et la France avec la mise en place d’un pont aérien. On estimait à plus de 70 000 le nombre total de rapatriés sénégalais et à 160 000 celui des Mauritaniens, pour la plupart des groupes serviles hrâtîn.
• Une politique éliminationniste s’organise en Mauritanie et décide l’expulsion massive des « Sénégalais ». En utilisant l’argument fallacieux de la non appartenance à la nation mauritanienne des personnes nées en dehors de ses frontières après 1966. Plus de 120 000 Mauritaniens originaires de la vallée du fleuve furent expulsés vers le Sénégal, et environ 8 000 vers le Mali. Les expulsions réalisées par les soldats de l’armée étaient accompagnées de violences sexuelles et de pillages.
• Entre octobre 1990 et janvier 1991, une autre vague d’arrestations et d’exécutions frappa les Haalpulaar’en, sur un total estimé de 3 000 militaires capturés, au moins 1 000 furent exécutés (Amnesty International 1991). Le 28 novembre 1990, 28 militaires Haalpulaar’en furent pendus à la Base d’Inal. En avril 1991, le gouvernement annonça une amnistie générale.
• Il n’y a jamais eu d’estimation officielle du nombre total de morts, ni au Sénégal, ni en Mauritanie. Un gouvernement civil fut installé entre 2007 et 2008, il avait annoncé l’installation d’une Commission de vérité. Mais un autre coup d’État mit fin à ces espérances. Le général Mohamed ould Abdel Aziz, auteur du coup de force, s’est fait élire « démocratiquement » en juillet 2009, et il a été réélu en 2014. La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 17
Photo 9 : Le 28 novembre 1990, 21 des 28 militaires Haalpulaar’en qui furent pendus à la Base d’Inal (©CRIDEM, Nouakchott)
• En Mauritanie, comme en Amérique latine des années 1970-1990, l’État reste contrôlé par les Forces armées. Or, étant donné la responsabilité des militaires dans les violences politiques contre les sociétés civiles, ils s’opposent à un éclaircissement de la vérité historique. Les principaux blocages en Mauritanie restent donc la mainmise des militaires sur l’appareil de l’État, la soumission de la justice au pouvoir exécutif, l’inexistence de partis politiques qui canalisent les volontés du peuple, et l’inexistence d’une société civile digne de ce nom.
• La question servile est l’autre volet des affaires humanitaires. On estime que près de la moitié des arabophones du pays appartiennent au groupe servile d’origine africaine. Deux lois, en 2007 et en 2015, criminalisent ce qu’il faut appeler les formes extrêmes de dépendance (dit « esclavage »), présentes dans toutes les communautés ethniques de Mauritanie. Mais les améliorations restent bloquées par le conservatisme social qui prédomine dans le pays.
• Quelques avancées ont été enregistrées depuis une dizaine d’années grâce au travail acharné des associations de défense des droits des victimes, soutenues par les organismes internationaux (Union européenne, Haut Commissariat aux droits humains de l’ONU, Haut Commissariat aux refugiés de l’ONU), et quelques ambassades (Etats-Unis, Allemagne, France, Espagne). Ces associations ont compris que le meilleur chemin pour des pays aussi autoritaires que la Mauritanie est celui d’exiger l’application des conventions internationales signées par l’État.
Photo 11 : Réunion du Collectif des victimes de la répression militaire (COVIRE), Nouakchott, avril 2015 (©Villasante) Mariella Villasante Cervello 18
REFLEXIONS FINALES
• La justice de transition nécessite un environnement étatique démocratique pour pouvoir s’affirmer dans des conditions favorables pour les victimes des conflits, des guerres ou des répressions. Or, les valeurs républicaines d’égalité, de solidarité et de liberté sont encore une utopie dans la plupart des pays en voie de développement, dont l’Amérique latine et l’Afrique. N’en déplaise aux représentants officiels de l’État péruvien qui tentent vainement de faire passer l’idée fallacieuse que « tout va mieux et même très bien » dans le pays. Une langue de bois dure à disparaître.
• En Amérique latine, les sociétés civiles conscientes de l’importance de l’installation d’États de droit et de l’application des recommandations des commissions de vérité sont très réduites. Les gouvernements travaillent sur le court terme, manquent de vision étatique, et vivent dans le présent sans penser au futur. La mise en valeur des commissions de vérité est ainsi bloquée par le manque de volonté politique, par la crainte d’appliquer la justice pénale et par la tendance à décréter l’amnistie, c’est-à-dire l’impunité, notamment au bénéfice des agents des forces armées.
• Le Rapport final de la CVR doit encore être complété par des études régionales, notamment dans la région de l’Amazonie centrale, où la réalité des camps d’internement senderistes a provoqué la mort de 6 000 Ashaninka entre 1988 et 1995. Ces camps se sont reproduits dans la VRAEM (départements de Junín et Cusco), où les forces armées libèrent de temps en temps des dizaines de personnes et des enfants-soldats. Au Pérou, la réalité des camps d’internement et des enfants-soldats reste inconnue, alors que n’importe quel spécialiste du droit humanitaire saurait que les témoignages des rescapés sont identiques à ceux des rescapés des camps nazis, cambodgiens, russes ou chinois.
Photo 12 : Rescapés Ashaninka des camps senderistes à Matereni (Junín) 1995 (©Chiricente)
• Au Pérou, comme dans les autres pays de la région, les fonds destinés à la justice de transition ou aux droits humains restent très réduits. Des nombreux programmes recommandés par la CVR sont menés à bien avec le concours des organismes internationaux et de l’Union européenne.
• Le soutien international est fondamental pour ouvrir et pour concrétiser, du moins en partie, les processus de justice de transition. Au Pérou et en Mauritanie, les associations des victimes et les ONGs qui travaillent pour la défense des droits humains en général ne pourraient accomplir des avancées sans l’aide financière et conceptuelle des organisations internationales et des ambassades occidentales.
* La CVR du Pérou et la situation humanitaire en Mauritanie 19
Dr Mariella Villasante Cervello
Anthropologue (École des hautes études en sciences sociales, Paris)
Chercheuse à l’Institut démocratie et droits humains (IDEHPUCP, Lima)
mariellavillasantecervello@gmail.com
Liens utiles
Version en français : 2015, Le Grand Récit de la guerre interne au Pérou, 1980-2000. Traduction française du Hatun Willakuy, M. Villasante, en collaboration avec Christophe de Beauvais. Version résumée du Rapport final de la Commission pour la vérité et la réconciliation, Pérou, 2003, 477 pages, Paris, L’Harmattan.
VILLASANTE CERVELLO, Mariella, en préparation, Histoire et politique dans la Vallée du Fleuve Sénégal, Mauritanie. Hiérarchies, échanges, colonisation et violences politiques, VIII-XXIe siècles, avec la collaboration de Raymond Taylor et de Christophe de Beauvais, Paris, L’Harmattan, 2017.
VILLASANTE CERVELLO, Mariella, La violencia política en la selva central. Los campos de internamiento senderistas y las secuelas de la guerra civil entre los Ashaninka y los Nomatsiguenga. Estudio de antropología política, Lima, Fondo editorial de la PUCP, 2017.
VILLASANTE CERVELLO, Mariella, 2016, Violence politique au Pérou, 1980-2000. Sentier Lumineux contre l’État et la société. Essai d’anthropologie politique et historique, 451 pages, Paris, L’Harmattan, mai.
VILLASANTE CERVELLO, Mariella, Chronique politique de la Mauritanie 2015 [25 janvier 2016]
VILLASANTE CERVELLO, Mariella, 2014b, El Informe de la Commission de vérité et de la réconciliation del Perú en el contexto latinomericano. Aportes del Informe final de la CVR a la historia del Estado peruano y a las ciencias sociales, Revista Memoria n° 13, IDEHPUCP.
VILLASANTE CERVELLO, Mariella, 2014a, Sous la direction de, avec la collaboration de Christophe de Beauvais, Le passé colonial et les héritages actuels en Mauritanie, L’Harmattan (novembre 2014).
VILLASANTE CERVELLO, Mariella, 2012a, Violencia de masas del Partido comunista del Perú-Sendero Luminoso y campos de trabajo forzado entre los Ashaninka de la selva central, Dossier de Memoria n°9, IDEHPUCP, Lima, 78 pages.
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