Les barreaux de province protègent-ils l’État de droit ?

Quand un avocat prête serment, les magistrats lui rappellent son obligation de protéger l’État de droit. L’avocat est donc censé fournir des services de qualité pour s’acquitter de cette obligation.

Comment peut-on assurer un service de qualité ? Par la régulation – en sanctionnant les actes contraires à la déontologie. Le dernier blog explique quelques avantages de l’autorégulation.

Quel est le moyen le plus sûr d’assurer une régulation efficace ? L’action des barreaux, répartis dans toute la France, à Paris et en province.

Pourquoi ? Parce que l’efficacité de la régulation diminue forcément lorsqu’elle est confiée à un seul organisme professionnel national. Le membre n’est plus qu’un numéro. Les responsables de la régulation sont trop loin des gens, ce qui pose un problème.

La Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 a porté réforme de la postulation, dans un souci de réduction des coûts pour le public. Auparavant, seuls les avocats inscrits au barreau du ressort du Tribunal de Grande Instance (T.G.I.) pouvaient y représenter des parties. Dorénavant, tout avocat dépendant du ressort d’une Cour d’appel pourra saisir l’ensemble des T.G.I. dépendant de cette Cour.

Heureusement, la postulation reste territoriale. Pourvu que cela dure. Les justiciables pourrait penser que sa disparition serait souhaitable. Mais quel serait le coût réel d’une telle réforme?

Il n’y a pas de territorialité de postulation de l’autre côté de la Manche. D’ailleurs, le justiciable n’a pas besoin d’être représenté par un avocat pour agir en justice – même devant la Cour suprême !

Quand on parle de coût, il ne faut pas perdre de vue l’importance des barreaux dans toute la France pour la qualité des services de l’avocat.

Dans le ressort de l’Angleterre et le Pays du Galles, il n’y a pas de barreaux de provinces chargés de la régulation des avocats. Les 150 000 solicitors n’ont qu’un régulateur homologué (le barreau national : la Law Society de l’Angleterre et du Pays de Galles). Le seul régulateur des 15 000 barristers est leur barreau national, le Bar Standards Board.

Certaines régions ont leur propre Local Law Society, comme Londres, le Surrey, Bristol et Manchester. Mais ces ‘societies’ sont indépendantes du barreau national. Certaines sont même des sociétés par actions. La Local Law Society n’a aucun pouvoir sur les solicitors dans la région, ni sur leur régulation, ou quoi que ce soit d’autre. Les solicitors ne sont pas obligés d’en être membres. Certaines régions n’ont pas Local Law Society du tout.

Si la postulation territoriale disparaît, des barreaux vont disparaître en même temps. Les avocats sans barreau vont peut-être vouloir devenir membre d’un barreau national. Lorsque le barreau devient un organisme énorme, il ne connait pas ses membres, et est donc moins efficace pour réguler les avocats. La qualité des services d’avocats va donc diminuer, et il y aura un rapport gouvernemental comme celui de Sir David Clementi. Dans le dernier blog, il avait été question de la qualité de la régulation lorsqu’elle est gérée par un organisme du secteur public comme le Legal Services Board.

Et qu’adviendra-t-il de l’aide juridique ? Les barreaux français fournissent un service inestimable en garantissant une aide juridique, grâce à la Caisse des règlements pécuniaires des avocats (CARPA). Cette caisse est administrée uniquement par des avocats membres du Barreau, agissant à titre bénévole.

Si les barreaux perdent le contrôle de l’aide juridique, il risque d’y avoir des déserts judiciaires comme c’est le cas en Angleterre et Pays de Galles. Depuis sa création en 1950, et jusqu’en 1988, c’était la Law Society de l’Angleterre et du Pays de Galles qui gérait l’aide juridique. En 1988, une agence gouvernementale, alors la Legal Aid Agency (maintenant la Legal Aid Board) a commencé à la gérer. D’après une étude du cabinet d’avocats Hodge Jones & Allen, de novembre 2014, à la suite d’un sondage réalisé auprès de 508 professionnels du droit, « 83%…sont d’accord sur le fait que l’accès au système de justice n’est pas ouvert à tous les membres du public. ».

La réforme législative de 2013 (Legal Aid, Sentencing and Punishment of Offenders Act 2012 (LAPSO) a réduit le tarif horaire et la portée de l’aide juridique. Selon le rapport du bureau national de vérification (National Audit Office Report), en date du 20 novembre 2014, le ministère de la Justice reconnait le potentiel d’augmentation des coûts dans son évaluation de l’impact, mais sans les quantifier, surtout ceux qui découlent du :

  • nombre croissant de « litigants in person» (LIP) (plaideurs non représentés ; et
  • surtout, des particuliers qui n’ont pas d’aide juridique.

Les juges britanniques ne s’en sortent plus avec le nombre de plaideurs non représentés qu’ils doivent accueillir[1].

Les avocats sont mieux à même que des non-avocats non seulement de réguler leur profession, mais aussi de décider si un dossier mérite l’aide juridique. Ceci est la position actuelle en France. Toute réforme visant à supprimer les barreaux de province constitue aussi une menace pour l’État de droit. Il faut donc tout faire pour maintenir des barreaux locaux dans toute la France.

Auteur : Jenny Gracie

Jenny Gracie est chercheur associé à l’IHEJ, juriste britannique (Solicitor et ancienne membre du conseil de l’ordre de la Law Society de l’Angleterre et du Pays de Galles) et expert de justice près la Cour d’appel d’Amiens (traduction et interprétariat).

[1] http://www.theguardian.com/law/2016/jan/13/uk-most-senior-judge-says-justice-has-become-unaffordable-to-most

VOIR L’ARTICLE EN ANGLAIS